Le
réalisme au cinéma, ce douloureux problème. Filmer la vraie vie
des gens, voilà ce que c'est le réalisme au cinéma. Ainsi, le
premier plan de Mia madre montre des ouvriers qui manifestent
avec des pancartes de revendication. Le plan séquence dure à peu
près une minute, la caméra s'élève pour montrer qu'en face des
manifestants se trouvent des policiers casqués et armés de
matraque. Le plan séquence s'arrête pour offrir des plans pris au
milieu de l'affrontement entre la police et les ouvriers. Ces
derniers se prennent des coups de matraque. Le spectateur est au cœur
de la vraie vie, quand soudain, hors champ, on entend « coupez,
coupez ». En moins de trois minutes, Nanni Moretti nous
démontre, sans effort et sans didactisme pompeux, que le réalisme
au cinéma n'est qu'une histoire de mise en scène, que tout ce qu'on
voit sur l'écran n'est que le reflet de la réalité, que le cinéma
n'est que la vision d'un cinéaste. La vraie vie des gens, ça
n'existe pas.
Cette
voix qui dit « coupez, coupez », c'est celle de
Margherita (Margherita Buy), une femme quinquagénaire qui exerce le
métier de cinéaste. Elle trouve que ce qu'elle vient de mettre en
scène n'est pas assez réaliste, que le cameraman n'aurait pas dû
trop s’immerger dans l'affrontement et que la doublure de sa
vedette risque d'être reconnue. Ceux qui ont vu Le Jour de la
première de Close up, le court-métrage de Nanni Moretti tourné
en 1994, auront reconnu que l'exigence extrême de Margherita est en
tous points similaires à la montagne de détails et de précisions
que Moretti demandaient aux employé de son cinéma le jour de la
sortie du film de Kiarostami (Close up, 1990). Court-métrage
d’autoflagellation sur la maniaquerie du cinéaste. Même si on
peut se demander jusqu'à quel point Nanni Moretti mettait en scène
son caractère. Quoi qu'il en soit, dans Mia madre, Margherita
est largement inspirée de Nanni Moretti. Elle est son double
cinématographique.
Elle
tourne un film, social ou politique, comme il s'en tourne des
dizaines aujourd'hui montrant l'arrogance d'un patron face à ses
employés. Le tournage ne se passe pas aussi bien qu'elle l'espérait.
Margherita décide de se séparer de Vittorio (Enrico Ianniello),
l'un des acteurs du film (un rôle d'ouvrier). Elle a du mal à
donner des indications cohérentes à l'actrice principale (Anna
Bellato). Sa direction d'acteur est amphigourique, consistant à ce
qu'elle joue à la fois le personnage et elle-même, comme une sorte
de double imaginaire. Tout ça pour accentuer l'effet du réalisme.
Et pour incarner le patron, la production a engagé Barry (John
Turturro), acteur hollywoodien mythomane (il est persuadé d'avoir
tourné pour Kubrick) et histrion mégalomane qui va irriter
Margherita tout autant qu'il amusera la galerie. On peut se demander
pourquoi elle a fait venir un acteur connu et américain. Sans doute
pour la même raison que Vincent Lindon est devenu un chômeur pour
montrer la vraie vie des gens dans La Loi du marché, pour
attirer le public.
Gérer
Barry est devenu l'angoisse de Margherita. Comment sonner réaliste
avec un acteur qui parle à peine italien et qui oublie ses
dialogues ? Comment gérer ses petites fantaisies du quotidien ?
L'une des scènes les plus hilarantes du film est celle de tournage
d'une séquence dans une voiture. Premier essai avec un camion qui
tire le véhicule. Barry et un personnage de cadre dans l'auto,
Margherita et les caméras sur le camion. Barry, comme dans les vieux
films, tourne le volant, dynamitant tout réalisme. Deuxième essai,
les caméras sont fixées sur le pare-brise, mais Barry ne voit plus
la route. C'est encore pire. Pour Nanni Moretti, il ne s'agit pas de
montrer le quatrième mur et Mia madre n'est pas un film sur
le cinéma, il cherche avec ces séquences à montrer comment le
réalisme au cinéma peut se créer ou au contraire s'évaporer. Plus
qu'un travail minutieux du metteur en scène, c'est une question de
confiance envoyée au spectateur.
Le
film joue sur trois niveaux de narration. Les séquences du film
politique que Margherita tourne, des scènes oniriques que l'on ne
décèle jamais (encore un effet du pouvoir du réalisme) et la vie
quotidienne familiale de Margherita. Nanni Moretti joue son frère
Giovanni. Leur mère Ada (Giulia Lazzarini) est à l'hôpital. Ses
jours sont comptés. La fille de Margherita, Livia (Beatrice Mancini)
vit son adolescence dans cette ambiance morose. Trois femmes de trois
générations. Alors que Nanni Moretti vient de nous montrer à quel
point la fabrication du réalisme au cinéma est complexe et
difficile, il se lance dans le plus grand défi du cinéma :
émouvoir jusqu'au larmes sans qu'on ait l'impression de se faire
prendre au piège du chantage affectif. Tout est une question de
point de vue (Giovanni, plus posé, prend en charge la narration), de
cadrage (pas de gros plans lacrymaux) et de couleurs (pas la peine de
faire grisâtre pour signifier la douleur). Et c'est avec ces moyens
évidents que le réalisme prend forme et que le spectateur peut rire
et pleurer sans honte en regardant Mia madre. Du grand art.
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