Les
arbres de la forêt de Sibérie pleurent quand l'un de leurs
congénères est abattu à la hache. Celui qui plante ses coups de
hache dans les troncs des immenses sapins centenaires du village de
Iélane est Afanassi Oustioujanine (Vladimir Samoïlov), il demande à
son fils Kolia (Micha Babourov) d'écouter cette complainte des
arbres, un son lugubre donné par un lancinant riff de la guitare
d'Edouard Artemiev, un son lointain passablement audible que seuls
les habitants de Iélane peuvent entendre.
Le
plus beau dans Sibériade est cette récurrence d'appel au
panthéisme, à l'esprit païen de la forêt en ce début de récit.
Tout commence en 1907 dans la Russie tsariste où les pauvre crèvent
la faim tandis que le village est recouvert d'un épais manteau de
neige. Le gamin Kolia va chaparder des beignets dans le garde-manger
d'une famille bien plus fortunée, les Solomine. En bons chrétiens
orthodoxes, ils refusent de les aider. Si les Oustioujanine ont faim,
c'est leur faute, sans doute ne prient-ils pas assez Dieu et beaucoup
trop les arbres.
Pendant
70 ans, au fil des bouleversements de la Russie, les deux familles
vont s'affronter. Le tout pendant 3h15 dans un va-et-vient entre les
personnages, de cet Afanassi, à son fils Kolia qui adulte aura son
nom complet Nikolaï à son fils Aliosha qui adulte sera Alexeï
(Nikita Mikhalkov). Andreï Konchalovski a une nette préférence
pour les Oustioujanine, leur esprit rugueux, impétueux et
débonnaire. Il faut suivre, parce que chaque personnage est joué
par plusieurs acteurs suivant son âge et suivant les décennies. 70
ans d'histoire de la Russie.
Au
fin fond de la Sibérie – bien que tourné à quelques kilomètres
de Moscou – la vie n'a pas le même rythme qu'à la capitale.
Chaque soubresaut de l'Histoire arrive avec un long décalage, c'est
cela que montre le cinéaste. Ces soubresauts, la révolution
bolchevique, la mort de Lénine, la guerre civile, la prise de
pouvoir de Staline, la seconde guerre mondiale, Andreï Konchalovsky
les montre avec des vieilles images d'archive en noir et blanc, elles
tranchent nettement avec le reste du récit en tant qu'elles sont
terribles et très loin de la vie du village.
Les
cauchemars et les moments de vie traumatisant sont également en noir
et blanc. Je n'ai pas encore expliqué pourquoi Afanassi coupe les
arbres. Il construit une route du village jusqu'au loin. Quel
lointain ? Voilà la vraie question du film. Tout ce qui
apparaît dans cette route qui mettra 70 ans à se construire c'est
une étoile brillante. Mais il faut dépasser la « crinière du
diable », un endroit au-delà du village qui effraie les
habitants. Il y a dans cet effroi de la superstition que Nikolaï
(Vitali Solomine) un défi à relever.
C'est
en noir et blanc, dans un hommage évident aux images angoissantes
d'Andreï Tarkovsky, que Nikolaï et son fils Aliosha s'aventurent
dans ces marais, qu'ils s'embourbent dans la brume, la boue, la
mangrove, les branches mortes. L'eau semble bouillir, tout ici est
« esprit de la forêt », la route vide seulement
empruntée par les ours, l'étoile, cette « crinière du
diable », ces marais épouvantables qui s'avèrent être – on
le saura une fois la rationalisation des esprits effectuée – du
substrat de pétrole. C'est Alexeï adulte qui aura le fin mot de
cette histoire.
Dans
ce récit au long court, les rancunes sont tenaces. On se querelle
pas seulement au sujet de beignets volés (Anastasia fera faire trois
tours du puits à Kolia nu, sous la neige contre un beignet), mais
aussi des coups bas dans le lit. Anastasia, promise à un cousin
éloigné Philippe, sera mis enceinte par Nikolaï (le fils est
Alexeï), ce même Nikolaï qui envoie en camp de rééducation la
frère d'Anastasia, Spiridon (Sergeï Chakourov), ce dernier le tue,
laissant Alexeï orphelin. Il s'enfuit du village, s'engage dans
l'armée et revient au début des années 1960.
La
guerre, comme le passage dans la « crinière du diable »
est l'occasion d'un cauchemar en noir et blanc, sans qu'on sache
vraiment si Andreï Konchalovsky filme un cauchemar ou pas. C'est
cela qui est beau dans cette partie courte mais intense où le jeune
Alexeï (Evguéni Léonov-Gradichev) perd l'arrogance qu'il avait
adolescent. Alors, avec son père responsable communiste, il était
violent, surtout avec les membres de la famille Solomine. La guerre
et ses horreurs le calment. La première moitié du film s'achève,
Nikita Mikhalkov devient dans la deuxième moitié cet Alexeï qui
vient découvrir le pétrole dans son village.
Durant
toute la deuxième moitié, Alexeï est un conquérant, homme
solitaire, sans femme, sans enfant et sans parent, il retrouve le
village de Iélane tel qu'il l'avait laissé en partant à la guerre.
Il était tombé amoureux de Taïa, la sauvageonne du coin, un
personnage à la Fellini, une femme qui couche volontiers et que les
vieilles portant le fichu sur la tête traite de catin, de moins que
rien, elle est méprisée. Taïa (Lioudmila Gourtcehnko) a attendu
toute sa vie Alexeï. Lui est un homme sans passé, il l'a donc
oubliée.
Cette
deuxième partie où Nikita Mikhalkov avec sa voix cassée fait les
fanfarons est la plus longue, un film en lui-même, et la plus
sinistre. La vie est toujours aussi décalée par rapport à Moscou.
Là la note critique du cinéaste par rapport au bureaucratisation
est la plus présente. Tout le monde veut détruire le village,
Alexeï pour trouver le pétrole avec un Azéri qui vient de Bakou,
Philippe (Igor Okhpoupine) a pour consigne de Moscou de noyer le
village. Ici sera construite le plus grand barrage hydroélectrique
du monde. Merci le politburo.
Les
deux dernières apparitions du panthéisme cher à Andreï
Konchalovsky viennent rappeler à l'ordre Alexeï et Philippe. Comme
dit plus haut, des éléments tiennent sur ces 70 ans, l'un d'eux est
le « Grand-père de toujours » (Pavel Kadotchinov), un
vieillard barbu qui apparaît à chaque époque professant son bons
sens. Le dernier élément plonge le film dans la beauté pure, le
fantasme de l'éternité et de l'esprit panthéiste dans le
cimetière. Quel film tout de même !