Les
15 années de la carrière d'Alain Delon restent un continent à
explorer, cette terra incognita qui va de Monsieur Klein (1976)
à Nouvelle vague (1990) d'où émerge seulement ce Notre histoire.
J'imagine assez bien ce que sont ces autres films, des polars
français qui ont été qualifiés de très viril où il tire la
tronche (Jean-Paul Belmondo fera à peu près la même chose avec des
variations subtiles comme des cascades en caleçon) et Bertrand Blier
comme Jean-Luc Godard s'amuseront de cette tête sans émotion, ce
visage fermé qui n'exprime que ce que le spectateur accepte de voir.
« Ça
commence dans un train, ça se poursuit dans une chambre d'hôtel,
maintenant on est dans une voiture de location et tout à l'heure on
va arriver dans une petite maison avec un frigidaire et de la bière
dans le frigidaire ». Robert Avranches est un homme seul dans
un compartiment de première classe, il lit L'Equipe, trois bières
vides sont posées sur la tablette, lunettes, paquet de cigarettes,
clés, portefeuille. Il est chez lui dans ce compartiment, il revient
de Genève la valise pleine de billets cachés dans le double fond,
Robert Avranches est garagiste, voilà une profession que n'avait
jamais exercé Alain Delon.
Pendant
les 10 premières minutes chaque personnage du duo que forment Alain
Delon et Nathalie Baye, qui n'a pas encore de nom, elle sera plus tard
Donatienne, invente l'histoire qu'ils vont vivre. Rencontre inopinée
dans ce train, Donatienne le visage aussi peu enjoué que celui de
Robert propose un bout de récit. « C'est l'histoire d'une
femme qui rentre dans un train... ». Il lui répond « c'est
l'histoire d'un homme... ». Bertrand Blier balance ses pions
comme s'il inventait son récit comme s'il ne savait pas où il va,
comme si ses personnages allaient du train, à l'hôtel, à la
voiture et à la petite maison de leur propre initiative.
Très
tôt, un accroc dans leur récit porte vers une direction. Donatienne
veut s'enfuir après avoir baisé dans le train, mais l'homme
s'incruste. A nouveau, ils recommencent à créer leur histoire avec
cette fois des désaccords. Robert veut quitter la femme quand elle
aura souri. Il a acheté un Polaroïd pour ça. Ça négocie, ça se
refuse, ça se retrouve. Voilà l'astuce scénaristique choisie et
appliquée par Bertrand Blier, elle est plaisante mais Notre
histoire risque à force de tourner en rond, par chance la
nouveauté de ces allers et retours, alors ils doivent un peu se
poser dans cette petite maison dans un lotissement de Haute Savoir.
Un
fauteuil et un frigidaire, ce sont les choses essentielles pour
Robert. Un fauteuil dans le salon, coincé entre une étagère, un
cendrier et une armoire. C'est son fauteuil dit Robert. Il s'assoit
son pardessus encore sur les épaules et la valise sur les genoux. Le
frigidaire doit être plein de bières. La bière, picoler, c'est
l'activité principal de Robert Avranches pendant tout le film. C'est
sinistre mais il a promis de satisfaire Donatienne. Il lui dit qu'il
a plein d'argent, il lui donne de l'argent, elle se tire tout de
suite avec l'argent. Il n'est pas question qu'elle reste avec ce
pauvre type alors qu'elle a un amoureux dehors, d'ailleurs il arrive.
Bertrand
Blier ne peut pas laisser son duo seul. Voici une voiture qui arrive
vers la maison. Ce sont les amis de Donatienne. Duval (Gérard
Darmon), foulard attaché au cou conduit. C'est lui qu'elle aime,
c'est avec lui qu'elle veut s'installer. Lui est rebelle. Dans la
voiture d'autres amis, autant de personnages secondaires qui viennent
encore une fois modifier le récit, un petit loulou (Vincent Lindon),
la meilleure amie de Donatienne (Sabine Haudepin), un moustachu
(Bernard Farcy) et un barbu (Norbert Letheule). De toute façon, la
voiture est déjà pleine. Ils viennent observer le visiteur,
Donatienne se plaint à ses amis qu'il reste conte son gré.
Elle
ne peut pas s'empêcher d'aller sur les quais de gare pour ramener
des inconnus dans la petite maison. Elle arrive cette fois avec un
autre homme (Jean-Pierre Daroussin), il s'installe sur le fauteuil de
Robert Avranches. Pour se débarrasser de Robert, elle a appelé
quatre de ses vieux amis. On reconnaît Jean-Louis Foulquier et
Philippe Laudenbach. Leur histoire est bousculée à un tel point
qu'un belle bagarre se déclenche. J'ai beau avoir regardé cette
scène plusieurs fois, il est remarquable de constater qu'Alain Delon
se bat sans doublure, comme les autres, ils se renversent sur les
meubles et le canapé dans tous les sens.
Parce
qu'il n'y a pas encore assez de personnages, entre en scène un
voisin, Monsieur Pecqueur (Michel Galabru) en peignoir rouge vif. À
ce stade du film, tout réalisme est abattu et ce sont les meilleures
séquence de Notre histoire. On passe de la maison de
Donatienne à celle de Pecqueur, le film s'emballe et le comique
explose en feux d'artifice, grâce à Michel Galabru prodigieux pour
donner les répliques de Bertrand Blier, relancer des histoires en
offrant sa femme (Geneviève Fontanel) à Robert, là aussi des
bagarres ont lieu avec un soin à détruire tout le mobilier attirant
encore plus de voisins (que des hommes) en peignoir.
Le
film aurait pu s'arrêter là, il aurait absolument génial, l'un des
meilleurs de Bertrand Blier (il l'est quand même), hélas il
continue hors de ce quartier avec la quête désespérée de Robert
de retrouver Donatienne. Ses indices le poussent vers une vieille
dame (Ginette Garcin), un instituteur en montagne (Jean-Fançois
Stévenin) mariée à une ancienne amie de Donatienne que joue
également Nathalie Baye. Il fallait boucler cette histoire par ce
pied de nez poussé avec les derniers plans où Robert rentre enfin
chez lui, un appartement en banlieue parisienne et une femme en rouge
assise devant la télé, cette femme c'est Nathalie Baye.