jeudi 31 mars 2016

J'ai aussi regardé ces films en mars (deuxième quinzaine)

Divergente 3 : au-delà du mur (Robert Schwentke, 2016)
Comme les deux derniers Hunger games, et le dernier Labyrinthe, ce nouvel épisode de Divergente ratisse le même terreau : un monde dystopique où une bande de jeunes doit lutter contre une oligarchie totalitaire qui prétend connaître la solution à tous les problèmes post-apocalyptiques (ouf !). La justice y est expéditive, les trahisons spontanées et les mensonges lourds de conséquences. A vrai dire, assez vite, je ne savais plus de quoi il en retournait. Jeff Daniels joue le méchant de service, variation du petit père du peuple que Naomi Watts cherche à déloger. Le métier d'acteur à Hollywood est bien difficile, et il faut bien vivre. Aucun cinéma n'habite ce film, si ce n'est les demi-bonnettes dans la scène d'ouverture qui montre les personnages principaux au premier plan et la meute affamée de sang au fond du cadre.

Midnight special (Jeff Nichols, 2016)
Voir Midnight special le lendemain de Divergente 3 est déroutant. (spoiler) La scène finale avec le monde d'en haut du film de Jeff Nichols a la même architecture que la ville de Providence où se rendent le grand manitou et la jeune rebelle de Divergente 3. Un monde (ou une ville) tout en courbes, spirales et cercles, diurne et ample loin du monde anguleux, droit et nocturne du Ranch où l'enfant était l'atout du gourou. La question que je me suis posée est alors simple : cette similitude est-elle le signe d'une totale absence d'imagination ? Puis, une autre question : cela augmente-t-il la qualité de Divergente 3 ou diminue-t-elle celle de Midnight special ? J'avoue être assez hermétique au cinéma de Jeff Nichols, mais je remarque que ce dernier film de sa trilogie amorcée avec Shotgun stories et poursuivie avec Take shelter est plus ample et rythmée. Il reste cependant toujours une grande dichotomie entre ses intentions (dont parlent souvent les critiques) et les résultats. Je suis très content de retrouver Kirsten Dunst dans un rôle de Mère Courage.

Batman V Superman : l'aube de la justice (Zack Snyder, 2016)
Je n'ai absolument rien compris au scénario de ce film, et en tout premier lieu pourquoi Bruce Wayne déteste Superman et pourquoi Clark Kent hait tant Batman. En réfléchissant un peu, je crois que les bondieuseries assénées dans les dialogues par Ben Affleck expliquent le refus de voir un alien venir faire la loi sur Terre. Mais ils vont devenir super potes quand Batman et Superman se rendent compte leurs mamans s'appellent toutes les deux Martha (véridique ; hilarité dans la salle ; aussi ridicule que la mort de Marion Cotillard dans The Dark knight rises). L'image est encore plus marron que jamais (ah cette atroce influence de Christopher Nolan, quand en sera-t-on débarrassé ?) et les scène d'explosion plus blanches qu'un néon flanqué en pleine gueule. Bref, une vraie torture, plus pénible encore que Sucker Punch, pourtant déjà particulièrement douloureux et incompréhensible.

Rosalie Blum (Julien Rappeneau, 2016)
En voyant Rosalie Blum, et la plupart des films français chroniqués sur mon blog depuis quelques mois, je me suis demandé comment il se faisait que pratiquement plus aucun film ne se déroule entièrement à Paris, comme si Paris n'avait plus de décors à montrer, de récit à développer dans ses quartier, ou si peu. Et quand un film commence dans la capitale, les personnages la quittent pour aller ailleurs. La province est le nouveau décor du cinéma français. Ici, on est dans la Nièvre, dans un bon bourg où rien ne se passe, conséquence : le coiffeur va espionner l'épicière. Julien Rappeneau tente de faire survivre son film avec un récit en Rashomon, changeant de point de vue et de perspective avec chaque personnage. L'intention du jeune cinéaste est d'éviter tous les clichés habituels : les coiffeurs ne sont pas tous homos mais peuvent vivre quand même avec leur maman, les chômeuses ne sont pas toutes feignantes et savent s'investir, les épicières dépressives ne manquent pas d'humour etc. Le film est très très très gentil, sauf pour le personnage de vieille acariâtre et mère possessive qu'incarne Anémone. Les affiches SND sont en train de devenir les plus hideuses du moment.

Médecin de campagne (Thomas Litli, 2016)
J'ignore si c'est voulu, mais les personnages de François Cluzet et Marianne Denicourt s'appellent Jean-Pierre et Nathalie, comme Pernaut, le présentateur du 13h de TF1 et son épouse. Il ne doit pas y avoir de rapport mais comme cela cause des vieux paysans, de l'exode rural, de l'absence de services dans nos compagnes (ici dans l'Eure), cela aurait fait un très bon sujet pour son JT. Il n'en sera rien, heureusement le film est bien meilleur qu'un reportage de télé Bouygues. Thomas Litli traite tout ces sujets en 90 minutes avec jovialité, retenue et vraisemblance. C'est déjà pas mal. Le cinéaste, ancien médecin, se débarrasse de pas mal de clichés (pas de romance, pas de misérabilisme, pas de leçon sur le bon sens campagnard), il parvient à faire exister une bonne demie douzaine de personnages de patients et à cumuler plusieurs intrigues bien écrites. Encore mieux. Tout cela se fait au prix d'une mise en scène strictement linéaire et sans aspérité.

Le Cœur régulier (Vanja D'Alcantara, 2015)
Après Yolande Moreau dans Voyage en Chine et Isabelle Huppert dans Valley of love, parties toutes deux s'affliger du deuil de leur fils, Isabelle Carré se rend elle aussi à l'autre bout du monde, c'est-à-dire au Japon pour comprendre l'instinct de mort de son frère (ici jouée en début de film par Niels Schneider plus insipide que jamais). Aux clichés français (le frère et la sœur crient la nuit sur une moto, le mari ne s'intéresse qu'au CAC 40) succède l'invraisemblable. En effet, dans ce coin reculé du Japon, les îles Oki en l'occurrence, les Japonais sont tous zen (un vieux sage va l'aider à mieux vivre la mort de son frangin) et parlent tous anglais (Abel Ferrara dans Pasolini s'était affranchi des barrières des langues, les acteurs américains jouaient en anglais et les italiens en italien). Cela dit les dialogues sont très rares. La cinéaste belge sait mieux filmer les paysages que la tristesse sur le visage d'Isabelle Carré, qui, comme à son habitude, nous la joue en tragédienne en écarquillant très large les yeux.

mardi 29 mars 2016

A toute épreuve (John Woo, 1992)

Je ne sais pas si quelqu’un s’est un jour lancé dans le recensement de tous les morts que compte A toute épreuve. Il faut dire que John Woo n’y est pas allé de main morte pour son dernier film à Hong Kong avant de partir aux Etats-Unis pour la carrière et le résultat que l’on connait. Comme s’il savait que ce serait sans doute son dernier film libre et qu’il fallait qu’il offre le spectacle le plus fou possible, avec un final à l’hôpital de près de trois quarts d’heures où tout les décors seraient détruits dans des explosions, où les personnages abondent, où l’humour côtoierait l’extrême violence. Bref, A toute épreuve est un film très copieux.

Chow Yun-fat en est le centre, le personnage autour duquel tout va tourner. Dès la scène d’introduction, on le voit boire quelques verres de tequila dans un bar. Cela lui donnera son surnom. Tequila joue de la flute dans un orchestre de jazz. On le suit ensuite dans un salon de thé avec à son bras une cage et un pinson. L’atmosphère se fait de plus en plus lourde dans la salon de thé. John Woo joue sur la multiplicité des regards, sur des panoramiques de la caméra qui observent toute la pièce, on ne sait pas qui observe qui et surtout vraiment pourquoi. Tequila semble agir comme un gangster dans ce lancement du film mais c’est un flic. Il est impulsif et se lance sans réfléchir dans l’action. En l’occurrence, il va empêcher la vente de trois revolvers. Dès les dix premières minutes, A toute épreuve plonge le spectateur dans un gunfight où Tequila tire avec un revolver dans chaque main.

Cette attitude impulsive n’est pas du goût de son supérieur, le chef Pang (Philip Chan) qui n’en peut plus de devoir le contrôler. Il est furieux que Tequila aie gâché la filature qu’il avait mis en place pour coincer un trafic d’armes. Il est viré de l’affaire et, après l’enterrement d’un de ses collègues, va dans son jazz club où le patron (John Woo) lui donne quelques conseils. Le cinéaste apparaît dans un rôle très secondaire mais son personnage est pour lui un moyen de signer son film. Il est aussi dans les quelques scènes qu’il a avec Chow Yun-fat, l’homme qui donnera quelques leçons de mise en place du récit. Il annoncera ce qui va arriver dans le reste du film et lui donnera des indices sur d’autres personnages.

Pendant ce temps-là, les triades veulent faire entrer des armes à feu à Hong Kong. La possession d’armes, à l’exception de la police, est interdite. Un meurtre dans une bibliothèque va les lancer dans une nouvelle enquête. Le meurtre est filmé dans son intégralité. Un jeune homme bien sapé, Tony (Tony Leung Chiu-wai) déboule dans sa belle Ferrari rouge. Il entre dans la librairie, se dirige dans les rayons, effleure de son index les livres, en choisit un et se dirige vers un homme assis à une table. Calmement, il ouvre le livre qui contient un revolver silencieux et abat l’homme. Tony vit dans un bateau et, entre deux bouffées de cigarette, construit des oiseaux de papier qu’il accroche au plafond. Il y a désormais une douzaine d’oiseaux de papier. Ce sont les hommes qu’il a tués.

Tony travaille pour Monsieur Hoi (Kwan Hoi-san), un parrain qui aimerait, à l’approche de la vieillesse, se retirer. Johnny (Anthony Wong) aimerait reprendre les affaires de Hoi et rencontre Tony qui n’a que la paix à lui proposer. Après cette rencontre, Johnny tombe sur Tequila. Les deux hommes se battent et Tony intervient pour que Johnny n’abatte pas le flic. Tequila portera un sparadrap sur le front pendant tout le reste du film. Tony accepte de bosser pour Johnny et de tuer Hoi. Johnny va voler toute sa cargaison d’armes. La séquence offre le deuxième gunfight dans l’entrepôt. La lassitude et le calme de Tony contrastent avec l’excitation de Johnny qui veut être le seul à diriger les triades. Mais la police va intervenir et quand Tony a au bout de son flingue Tequila, il ne tirera pas, au grand étonnement de ce dernier.

Ce qu’ignore Tequila est que Tony est un flic infiltré dans la mafia. Tony communique avec le chef Pang d’une manière originale. Il envoie des bouquets de fleurs à la commissaire Teresa Chang (Teresa Mo), ancien flirt de Tequila qui en est encore amoureux. Dans chaque bouquet, qui titille la jalousie de Tequila, un message codé est glissé sur les avancées de la bande à Johnny. Ces séquences d’arrivée des bouquets et de décryptage sont les seuls moments de comédie d’A toute épreuve. Teresa et Tequila flirtent gentiment, même si le personnage de Teresa est creux prouvant, encore une fois, que le cinéma de John Woo est essentiellement masculin. Tony essaie de mettre en garde Pang sur le danger de l’impulsivité de Tequila. Cela pourrait menacer l’enquête. Les deux hommes vont devoir travailler ensemble.

Le final grandiose et apocalyptique se déroule dans un hôpital. En l’occurrence un hôpital que possède Johnny et où Tony est envoyé pour être soigné après une altercation. C’est là que sera aussi soigné un indic que le borgne (Philip Kwok) a torturé. Assez vite, Tony et Tequila comprendront que les armes sont cachées dans cet hôpital et il va falloir les trouver. Bien sûr, qui dit grand nombre d’armes à feu, dit grosses fusillades. D’un côté, Tequila et Tony, qui seront rejoints par Teresa, Pang et des flics. Et de l’autre Johnny et le borgne ainsi qu’un grand nombre d’hommes de main. Au milieu les patients et la pédiatrie où toute une ribambelle de bébés viennent de naître.

John Woo fait monter lentement le suspense sur près d’une heure, comme en temps réel. Il isole d’abord les deux protagonistes dans la morgue où ils cherchent les armes ce qui leur permet de mieux se connaître et de finalement s’apprécier. Puis, il fait rentrer le personnage du borgne, homme mutique mais impitoyable. Il faut dire que les méchants sont gratinés. Johnny n’hésitera pas à tirer à l’arme lourde sur les patients pour tenter de supprimer Tequila. Le nombre de flics qui va mourir est aussi impressionnant que celui des gangsters. Mais il reste encore une once d’humanité au borgne, il voulait que Johnny épargne les malades. Et puis il y a la longue évacuation des bébés qui donne un soupçon de sensibilité dans ce monde de brutalité.

A toute épreuve condense tout le savoir-faire de John Woo en matière de polar d’action avec des fusillades et des explosions. C’est son cadeau de départ au public de Hong Kong bien plus qu’une preuve aux studios hollywoodiens qui vont le mépriser en lui offrant Jean-Claude Van Damme. A ce titre, le bébé que sauve Chow Yun-fat en le mettant dans son blouson est le symbole de ce cadeau, il sauve ce qu’il reste du cinéma de Hong Kong qui angoissait de la rétrocession et du départ de ses cinéastes phares. Le public a réservé au film un très grand succès malgré ses défauts et son absence totale de réalisme. C’était le dernier film de John Woo. Le dernier.



















lundi 28 mars 2016

Beira-Mar (Filipe Matzembacher et Marcio Reolon, 2015)

C'est fou comme ils se ressemblent ces deux jeunes gars. Ils sont fringués pareil, jean, t-shirt col rond, sweat à capuche. Ils fument des clopes en même temps. Ils traînent à glander jusque tard la nuit, bouteille de bière à la main qu'ils jettent, une fois vides, dans une poubelle publique, mimant le geste du basketteur, avant de se faire engueuler et de s'enfuir en rigolant. Tomaz (Maurizio José Barcellos) et Martin (Mateus Almada), tout juste adultes, sont les meilleurs amis du monde et mènent une vie aisée à Porto Alegre.

Le père de Martin charge son fils d'une mission, il doit se rendre à Beira-Mar dans le sud du Brésil pour aller chercher un « papier ». Martin demande à Tomaz de l'accompagner, il pourra conduire. Le court séjour se fait en plein hiver, impossible de se baigner dans l'océan. Martin n'a pas vraiment compris pourquoi il doit aller là-bas, il se rendra compte qu'il s'agit d'un vieux secret de famille, d'une seconde famille que son grand-père a fondé à Beira-Mar. D'ailleurs la famille accueille froidement Martin, la grand-mère refuse de donner le papier réclamé.

Entre deux visites chez cette famille que Martin n'a pas vue depuis son enfance, les deux garçons occupent la grande maison. Ils invitent des amis, boivent pas mal, Tomaz se teint les cheveux comme dans La Vie d'Adèle, ils jouent à action-vérité. Les deux gars essaient de coucher avec les filles qui sont venues avec Bento (Fernando Hart), bien plus mûr que Tomaz et Martin, bien plus libéré avec son corps. Tout le monde s'observe cette nuit-là, Tomaz, complètement soûl est près de s'endormir debout sur le corps de Bento.

Le premier film de Filipe Matzembacher et Marcio Reolon sans être tout à fait réussi se démarque. Avare en dialogues, il ne propose que peu d'action et montre des personnages qui peinent à agir, au moins il évite les clichés sur un Brésil de carte postale. Ils filment la tension sexuelle entre Tomaz et Martin, dans une montée lente et chaotique, ils filment des regards qui se posent sur un bout de peau, puis ce bout de peau, un peu de la même manière que le cinéaste argentin Marco Berger (Plan B, Absent et Hawaii).

dimanche 27 mars 2016

Au nom du peuple italien (Dino Risi, 1971)

Le juge Bonifazi (Ugo Tognazzi) rend la justice au nom du peuple italien. Un immeuble sans permis de construire : une amende et de la prison pour le promoteur et destruction à l'explosif de l'immeuble. Bonifazi ne transige pas, il regarde l'air impassible le bras droit de la justice agir. Affaire suivante ! En l'attendant, le petit juge célibataire, qui se déplace en mobylette et qui n'aime pas le foot, à peine un Italien donc, part à la pêche. Pas de chance pour lui, il se rend compte qu'une usine déverse ses eaux non traitées dans la rivière, les poissons flottent, tous crevés.

L'affaire suivante tourne autour de la mort d'une jeune femme prénommée Silvana. Le médecin légiste, très sûr de lui, voulant faire ravaler sa morgue au petit juge (« tu n'y connais rien ») affirme qu'elle a reçu des coups et qu'elle a été assassinée. Bonifazi convoque les parents qui délivre un nom. Mais ce nom fait trembler les murs du palais de justice, au sens propre comme au sens figuré. Ce nom est celui du promoteur du nouveau palais de justice qui menace de s'effondrer et c'est un ami du ministre de la justice.

L'ingénieur Lorenzo Santenocito (Vittorio Gassman) est l'Italien pur sucre. Hâbleur, se déplaçant à toute vitesse dans une voiture sportive et infidèle à sa pauvre épouse Lavinia (Yvonne Furneaux). Lorenzo est un industriel qui veut faire des affaires sans trop se soucier des lois, règlements et contraintes. Il a le soutien des politiques comme de ses pairs, ce qui lui permet de ne pas être inquiété quand une forêt est détruite dans un incendie pile là où il voulait un centre commercial, pour le bien du plus grand nombre, évidemment.

Le petit juge taiseux ne veut pas l'épingler pour sa roublardise, sa richesse et son priapisme, enfin pas seulement. Il lui en veut secrètement d'avoir détruit son petit coin de pèche. Et l'homme va payer, à grands coups d'humiliation publique. Arrestation lors d'une soirée déguisé, Lorenzo est en empereur romain, histoire d'appuyer sur la décadence que subit la société italienne dans ce débuts des années 1970. Interrogatoires où l'industriel crie au complot et clame son innocence dans le meurtre de cette jeune femme.

Ugo Tognazzi et Vittorio Gassman étaient tous les deux des monstres de la comédie italienne. Ils ne s'étaient plus croisés dans un film depuis La Marche sur Rome en 1962, et accessoirement dans Les Monstres, du même Dino Risi. Leur confrontation dans Au nom du peuple italien produit un effet dialectique qui pose la question suivante : qui est le plus sympathique aux yeux du spectateur ? Le baratineur qui escroque son monde ou le justicier donneur de leçons ? Depuis longtemps, l'Italie a choisi Guignol plutôt que le Gendarme, comme partout ailleurs.














samedi 26 mars 2016

Les Sièges de l'Alcazar (Luc Moullet, 1989)

Ce film parle d'un temps que les moins de soixante ans ne peuvent pas connaître. Luc Moullet avait alors 20 ans, il était jeune critique aux Cahiers du cinéma, encore jaunes, au beau milieu des années 1950. Les Sièges de l'Alcazar est le récit improbable d'une aventure amoureuse entre un jeune critique aux Cahiers du cinéma et une rédactrice à la revue Positif. Leur lieu de rencontre : le cinéma l'Alcazar tenu par un vieux couple, Dominique Zardi est le projectionniste et Micha Bayard fait office tout à tour de caissière, d'ouvreuse et de vendeuse de confiseries à l'entr'acte.

L'alter-ego cinématographique de Luc Moullet s'appelle Guy (Olivier Maltinti), toujours vêtu pareil avec son Cahiers jaune qui dépasse de la poche de sa veste. Il n'a pas encore la carte verte de critique et doit payer sa place. Il demande toujours une place « première », la moins chère, au premier rang, avec les enfants qu'il dépasse forcément d'au moins une tête. Les sièges ne sont pas neufs, loin de là, Guy les nomme suivant leurs caractéristiques, Titanic est le fauteuil qui fait glisser son spectateur. Guy, comme tout cinéphile, a son fauteuil préféré, surnommé Castor, où il peut étendre ses jambes de grand dadais.

Dès que la lumière s'éteint, il commence à prendre des notes, notamment le générique, et oui, à l'époque l'imdb n'existait pas. Jour après jour, il va venir voir toutes les séances d'Une femme libre de Vittorio Cottafavi, ce réalisateur italien, bien oublié aujourd'hui mais qui fût au centre d'un culte minuscule mais très virulent. Le film montre des extraits du film de Cottafavi, en version française, une sorte de drame amoureux. Gare si lors de la dernière séance, le projectionniste décide, pour se coucher plus tôt, d'enlever une bobine au film, Guy fait intervenir la police.

L'obsession de Guy pour ce cinéaste l'amène à penser qu'il en l'exégète le plus important au monde. Ainsi, quand Jeanne Cavalero (Elisabeth Moreau) entre dans la salle, s'assoit dans un siège confortable et retire ses lunettes pour regarder Une femme libre, le sang de Guy ne fait qu'un tour, il a peur d'elle, il craint qu'elle n'écrive dans Positif avant que son bouquin sur Cottafavi ne sorte. D'autant, comme sa voix intérieure le dit, à Positif, personne n'aime Cottafavi, d'ailleurs Jeanne n'aime pas Cottafavi, dont elle apprend à Guy, non sans mépris, la véritable prononciation.

Loin de la nostalgie de Cinema Paradiso, auquel Luc Moullet semble prendre le contre-pied, Les Sièges de l'Alcazar offre toute une panoplie de détails cocasses sur le cinéma de quartier des années 1950, la partie documentée reprend le système ludique employé dans ses courts-métrages dits documentaires. Luc Moullet, avec son habituel humour pince sans rire, parle de la guéguerre Cahiers Positif, de la cinéphilie vorace, des querelles de chapelles. Jean Abeillé, l'acteur fétiche de Luc Moullet, joue un policier et le cinéaste un percepteur des taxes du CNC.