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mardi 25 décembre 2018

Le Père Noël a les yeux bleus (Jean Eustache, 1966)

La Rotonde, le France et le 89, ce sont les noms de cafés où traîne la jeunesse de Narbonne et parmi eux deux spécimens que suit Jean Eustache à la trace, Dumas (Gérard Zimmermann) toujours la cigarette à la lèvre comme le dit son comparse Daniel (Jean-Pierre Léaud). Il se fait le narrateur de ce récit situé pendant les vacances de Noël et tourné en hiver 1965 loin, très loin de Paris (on entend l'accent du midi dans la bouche des seconds rôles), dans la ville du cinéaste, le tout tourné avec de la pellicule fournie par Jean-Luc Godard quand il réalisait Masculin féminin, il est le producteur du Père Noël a les yeux bleus.

47 minutes pour trouver de l'argent pour acheter un duffle-coat. Acheter un duffle-coat pour aller du 89, le café le moins côté, celui des tocards, à la Rotonde, celui où Daniel sera enfin entré dans la grand monde et pourra draguer facilement les jeunes femmes. Le Père Noël a les yeux bleus est l’ancêtre du teen-movie français, un cas unique en France, sans doute avec Un steack trop cuit de Luc Moullet. Mais contrairement à Luc Moullet qui reste dans un appartement en son post-synchronisé, Jean Eustache tourne en ville, en décors naturels (et parfois les gens, les vrais, regardent attentivement la caméra, étonnés) et en son synchrone (on aperçoit dans certaines scènes le micro perche).

Il faut coller le plus possible à la réalité, ainsi quand Daniel cause avec une fille sur un banc dans la rue, parfois les voix sont couvertes par le bruit des mobylettes, peu importe, ce son en plus, ce son que d'autres cinéastes auraient jugé sale est accepté et prend du sens. La pellicule n'est pas jetée à la poubelle, au contraire elle raconte la difficulté de Daniel et des autres à rencontrer des filles, à s'exprimer facilement, à ne pas rendre jaloux les autres gars. Ce « connard » avec l'accent du sud proféré quand un gars se promène avec une jeune femme, essayant de passer sans leur dire bonjour, esquissant un petit geste qui semble dire « m'emmerdez pas ».

Dumas porte une vieille veste, elle lui sert à piquer des bouquins à la librairie, il met les livres dans les poches intérieures. D'une certaine manière, il fait partie du passé, c'est sans doute pour cela que Daniel, en tant que narrateur, utilise le passé composé et non le présent pour sa voix off, comme s'il racontait une part de sa vie définitivement révolue. Quand il s'agit de voler des bouquins, Daniel est plus timoré, il ne prend que des petits livres et quand il les revend, ça ne lui rapporte pas beaucoup d'argent. Il a donc du mal à trouver de l'argent pour son nouveau duffle-coat. La rencontre avec un photographe (René Gilson) qui a besoin d'un Père Noël pour prendre en photo les passants est déterminante.

Il embauche Daniel qui revêt la barbe et la houppelande blanche pendant quelques jours, il est devenu ainsi différent, il voit d'ailleurs moins Dumas, commence à changer d'amis quand il progresse dans l'échelle sociale. Il peut maintenant toucher les femmes et il ne se gène pas, sous le regard complice du photographe. Il passe incognito et Jean Eustache se charge de filmer ces gestes que l'on imagine chargés d'une sensualité et d'un désir sexuel intenses révélant la frustration de la France gaullienne, celle du début de la Nouvelle vague. Il filme ces gestes comme une ultime et brève récompense pour des heures passées dans le froid à grelotter.


C'est ce poids immense en désir qui fait résonner le cri des trois garçons en fin de film. Ils se promènent de nuit, Daniel a enfin son superbe duffle-coat après avoir tant trimé. Les trois garçons dans les rues désertes de Narbonne gueulent dans la rue « au bordel, au bordel, au bordel ». L'un d'eux dit qu'un de ses amis avait croisé son père et son grand-père au bordel. Ce mot bordel, cet enthousiasme des jeunes gens à s'y rendre, a scandalisé certains en 1967 quand le film est sorti, comme si Jean Eustache mettait tout haut sur l'écran ce que personne ne voulait jamais montrer, cette misère sexuelle qu'on guérit comme on peut, avec un duffle-coat gagné grâce à l'esprit de Noël pour aller au bordel.


















mercredi 20 septembre 2017

Une sale histoire (Jean Eustache, 1977)

Un bel appartement bourgeois, des larges fauteuils à accoudoirs, un confortable sofa, le maître de maison (Jean Douchet) s'apprête à recevoir ses invités. L'air satisfait, il va s'allumer un gros cigare quand on sonne à la porte. Michael Lonsdale débarque, pose ses affaires, s'assoit sur le sofa et les autres convives (un homme et trois femmes) viennent l'écouter. On se sert des verres de whisky, on fume des cigarettes et Michael Lonsdale commence à raconter sa sale histoire.

Une histoire présentée comme scabreuse, que le narrateur a vécu en personne, dit-il. Dans un café populaire où il passait plusieurs heures par jour, il devait se rendre souvent au sous-sol pour téléphoner. Il apprend, par d'autres clients qui le toisent (« pourtant il est jeune »), que l'on peut regarder dans les toilettes pour dames en posant sa tête contre le sol, « les cheveux dans la pisse ». Il passe de plus en plus de temps accroupi, il devient voyeuriste et obsédé par les sexes des femmes.

Cette histoire, le narrateur affirme qu'il n'a jamais pu la raconter dans son intégralité aux femmes seules, voilà pourquoi il a demandé à son hôte un public mixte. Jean Eustache filme les regards mi-amusés mi-navrés des invitées, elles finissent par poser quelques questions auquel le narrateur répond bien volontiers, sur un ton badin. Le charme de la diction sereine et magistrale de Michael Lonsdale fait son œuvre. Son jeu de regard (il observe son auditoire) est taquin.

Le récit dure 23 minutes, en 35mm, en plans larges alternant les plans serrés, puis le générique se déroule et revient, cette fois écrit à la main. Jean-Noël Picq renouvelle ce récit, toujours en 23 minutes. Un public également mixte et c'est Jean Eustache, que l'on aperçoit tout sourire, qui reçoit. Les plans sont essentiellement sur Jean-Noël Picq, l'homme qui a vécu cette sale histoire de voyeurisme. Cheveux châtains sur les épaules, le verre et la cigarette à la main.


Depuis 40 ans, Une sale histoire est présentée comme un diptyque fiction / documentaire dont la seule parole fait office, puissamment, de flash-back, avec la force de suggestion des dialogues sans avoir à filmer ce récit (John Ford procédait souvent ainsi). Plus qu'un documentaire, la deuxième partie en 16mm est un scénario filmé. Jean-Luc Godard reprendra peu d'années après cette méthode artistique avec deux vidéo de 23 minutes, Scénario de Sauve qui peut la vie (1979) et Scénario du film Passion (1981).