Quand
Forrest Gump (Tom Hanks) commence à raconter sa vie sur ce banc au
bord d'un parc, il ne connaît pas encore son futur, la fin de son
histoire, il est assis là et le temps est suspendu pendant deux
heures de sa vie. Forrest Gump commence par une narration
statique comme son protagoniste éponyme, une voix off omnisciente et
commentant la propre vie de son héros. Il s'adresse à quelques
passants qui viennent attendre le bus et le récit est si passionnant
pour ces passants de cette ville de l'Alabama qu'ils préfèrent
rater leur bus plutôt que ne pas entendre l'histoire de ce
« Forrest, Forrest Gump » comme le dit Tom Hanks presque
comme si son nom est un seul mot, avalant les syllabes avec un petit
air abruti.
La
linéarité de l'histoire ne sera jamais perturbée, tout juste
coupée parfois par des retours vers ce banc mais le film adopte une
forme de compilation de sketches de durée variée. Disons que les
sketches les plus anecdotiques sont courts, ce sont ceux qui
reprennent Retour vers le futur quand Marty McFly inspirait,
en tout fin de film, Chuck Berry. Forrest Gump inspire successivement
Elvis Presley, jadis pensionnaire dans la maison familiale, mais
aussi John Lennon (pour les paroles d'Imagine), le gars qui a inventé
le smiley et d'autres encore. A 10 ans de distance, ces deux héros
de Robert Zemeckis ne sont pas si différents, ils sont tous les deux
un peu maladroits ne serait-ce dans les rapports sociaux et chacun
remonte le temps de sa vie.
Pour
faire simple, c'est la caméra et les effets numériques, plus
puissant que jamais en 1994, qui remplace la DeLorean pour revenir
vers le passé. Après La Mort vous si bien qui travaillait le
morcellement du corps, Forrest Gump s'attaque à ce corps en
trop, passablement en marge, mal conçu et le place dans des lieux et
moments où a priori Forrest n'aurait jamais dû se trouver. Par
exemple à la Maison Blanche où il est récompensé régulièrement
pour son œuvre par Kennedy, Johnson ou Nixon. Sur ces trois
décennies (le film commence en 1981 et s'arrête en 1984), Forrest
Gump s'incruste dans l'image de ces présidents des Etats-Unis comme
le gui qui pullule sur les arbres, Forrest Gump parasite les
événements les plus marquants de son pays.
Pourtant,
il n'aurait jamais dû sortir de son patelin de l'Alabama où il vit
avec sa maman (Sally field). Le gamin ne dit pas grand chose, tout le
monde sait qu'il est « différent ». Régulièrement,
même quand il ne vient plus dans son village, l'écho des habitants
se fait avec un court plan des clients chez le barbier qui observent
médusés l'ascension sociale de Forrest, l'idiot du village, un
idiot utile et qui force tout à la fois la sympathie, celle de la
petite Jenny (jouée adulte par Robin Wright), l'autre enfant en
marge du film, elle victime de son père – rien ne sera montré –
qui la frappe et en abuse sexuellement comme de ses sœurs. Jenny et
Forrest seront le fil d'Ariane du récit, unis jusqu'à la mort (ce
futur inconnu de Forrest Gump en début de film) et sans cesse
éloignés par la distance, les événements, les aspirations.
Deux
facettes des Etats-Unis d'Amérique se dessinent dans le destin
croisé de Jenny et Forrest. Assez vite, on comprend que Jenny n'est
là que pour valoriser les qualités de Forrest, pour en déceler les
talents cachés que même sa mère, trop occupée à se laisser
corrompre par le directeur d'une école (rare scène méchante du
film), ne peut pas voir . Le premier trait de caractère de Forrest,
ce sont ses jambes (bête comme ses pieds), le mec sait courir et
ceux qui le détestent sont incapables de le rattraper. Avec ces
jambes et cette formule répétée à l'envi en début de film par
Jenny enfant puis jeune adulte « cours Forrest cours »,
le destin de l'idiot est scellé. Quant à Jenny, elle revient toutes
les demi-heures dans le film pour construire une histoire d'amour
contrariée.
Puisque
Forrest Gump sait courir, il va courir après un ballon et deviendra
sportif de haut niveau et entrera à l'université. Diplômé, il se
voit proposer d'entrer à l'armée. A l'armée, il se lie d'amitié
avec Bubba Blue (Mykelti Williamson), un idiot du village comme lui
qu'il rencontre dans un bus de la même manière que Jenny, mais qui
rêve, une fois sorti du bourbier vietnamien où ils sont envoyé
tous les deux, de pêcher des crevettes. Bubba sera le capitaine et
Forrest son matelot. Ainsi tout le film est construit sur ce chemin
de conséquences et de rencontres fortuites. Forrest n'est jamais
maître de son destin, il le subit constamment, il en est le jouet
dans le plus grand arbitraire et là, la mise en scène de Robert
Zemeckis devient flamboyante, de ce récit chaotique fait de hasards,
il déploie une fluidité narrative toute en légèreté malgré tous
les événements dramatiques décrits.
L'idiotie
de Forrest Gump permet de décrire un sud atrocement raciste, de
montrer les élèves noirs empêchés d'aller au collège. Seul
Forrest ne comprend pas pourquoi les blancs font ça aux noirs, alors
même qu'il racontait que son prénom vient d'un des fondateurs du
KKK. De la même manière, il se prend de la même affection pour
Bubba que pour Dan Taylor (Gary Sinise), son chef d'escouade à
l'armée qui perdra ses jambes et que Forrest sauvera alors qu'il
perdra Bubba. Là aussi le fil narratif change de direction et de
sens, sauf de bon sens (les phrases de sa maman assénées comme des
proverbes, qui sonnent creux : « n'est stupide que la
stupidité »), mais encore une fois, tout est le produit du
hasard, Forrest Gump devient l'anti sujet américain par excellence,
celui pour qui seule la réalité compte et aucunement le rêve.
L'astuce
scénaristique du hasard n'est enclenchée par Robert Zemeckis et ses
scénaristes – comme dans certains de ses films précédents –
que pour appuyer sur l'amour incommensurable que Forrest porte à
Jenny. La plus belle scène en découle lors d'un manifestation
montre à Washington devant le Lincoln Memorial où le discours de
Forrest en grand uniforme (il vient d'être décore par Lyndon
Johnson) n'est pas audible (sabotage de l'armée, mais tout cela est
un gag, entre une farce godardienne et un son à la Buñuel) avant
que Jenny, hippie devant l'Eternel, ne repère du fin fond de
l'assemblée son vieil ami d'enfance et ne vienne le retrouver. Il y
a dans cette scène des ruptures de ton qui sont la marque de
Zemeckis mais aussi l'immense démagogie du cinéma hollywoodien, on
a envie que Forrest et Jenny se retrouvent au milieu du bassin.
Cependant
le but du jeu dans Forrest Gump est de faire durer le suspense
donc le plaisir du spectateur et chacun de ces moments démagogiques,
visant à flatter les bons sentiments du spectateur en lui donnant
des gages de sympathie pour les personnages, est suivi par une scène
décevante où il tente de faire de la politique (ahlala la
représentation des Black Panthers). Reste que ce plaisir de voir
Forrest Gump s'embourber dans son ignorance (le spectateur en sait
toujours plus sur tout que lui) pour enfin se relever et trouver une
solution adéquate à son problème est exactement ce plaisir que je
prends devant le film depuis maintenant 25 ans, quels qu'en soient
les écueils et les défauts, les petites saynètes comiques (la
longue liste des plats de crevette de Bubba) comme les grosses
séquences d'émotion (tout le finale qui n'en finit pas) j'aime
regarder Forrest Gump.
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