J'ai
mis un peu de temps à aller voir In Jackson Heights, avec sa
durée rare (3h10) mais pas si exceptionnelle tout compte fait, mais
cela valait le coup d'attendre que mon cinéma du coin programme le
film. Dans la longue filmographie de Frederick Wiseman, ses films
récents et populaires (Boxing gym, National Galery, La
Danse – le ballet de l'opéra de Paris, Crazy Horse) se
focalisaient sur des lieux facilement abordables, dans une forme de
comédie humaine. Le cinéaste filme un métier, un lieu, des
personnes au travail. In Jackson Heights reprend l'étude
minutieuse d'une ville dont la population, donc autant de
personnages, n'est pas liée par l'institution, la profession. Filmer
une ville, Frederick Wiseman l'a fait dans Canal Zone (des
Américains qui vivent dans le canal de Panama) et Belfast, Maine
(la vie d'une petite ville). C'est une matière en gestation
entièrement façonnée par la vie quotidienne des habitants et tout
tient par le montage (120 heures de rush annonce la fiche du film).
Son
film est comme tous ses autres films, pas de voix off en commentaire
pour indiquer qui est sur l'écran, où on se trouve, ce que font ses
gens (on n'est pas dans Connaissances du monde). Il filme des plans
d'ensemble dans leur activité, dans le quotidien, observe
silencieusement, puis s'approche des visages en gros plan (étranges
séquences chez l'esthéticienne indienne où les femmes se font
épiler avec un fil). Il filme les enseignes des magasins, les feux
aux croisements, les panneaux de rue, le métro qui passe, les
publicités, les néons. Le cinéaste s'est rendu compte que tout
cela peut disparaître assez vite. Comme d'autres quartiers du
Queens, le gentrification de Jackson Heights inquiète les
commerçants du coin qui doivent quitter les lieux pour laisser la
place à une population plus fortunée. Ce sont les latinos qui sont
visés, installés depuis des décennies, les Colombiens (qui suivent
le Mondial de foot de 2014) ne peuvent plus payer les loyers. Le film
donne une incroyable leçon sur l'ultra libéralisme sournois et
destructeur.
Depuis
toujours, Frederick Wiseman filme les discussions entre les
habitants. Le mot qui revient le plus est community, la
communauté. La langue la plus entendue dans le film est l'espagnol.
Jackson Heights est aussi le centre d'une importante communauté
LGBT. Un bon tiers du film est consacré aux réunions, parades,
discussions de groupe (qui ont lieu notamment dans un centre juif)
des gays, lesbiennes et transexuels. Daniel Dromm, le conseiller
municipal du district, Démocrate et homo, est à l'écoute de toutes
les communautés. Le troisième grand sujet de In Jackson Heights
est celui de l'installation des nouveaux migrants, de leur entrée
dans la citoyenneté. Hilarante méthode d'apprentissage pour les
futurs chauffeurs de taxi du sous-continent indien, candide leçon de
démocratie avant l'examen pour devenir Américain. Comme à son
habitude, il intercale ces trois fils conducteurs avec des plus
courtes saynètes, quatre vieilles dames qui tricotent dissertent sur
les acteurs gay, un cours dans une école coranique, l'anniversaire
d'un papy. Ça vit, ça grouille, ça réjouit, mais pour encore
combien de temps ?
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