Le
prologue du Dictateur
a à peu près la même durée que Charlot soldat sorti en 1918.
C'est justement en 1918 que commence ce prologue, le dernier jour de
la guerre et le soldat que campe Charles Chaplin est aussi maladroit
que celui de Charlot soldat,
ce peloton des maladroits. Il est affecté au maniement du canon
surnommé la grosse Bertha. Son rôle est subalterne, ridicule même,
après qu'un missile ait été mis dans le canon, il doit tirer la
corde qui actionne le lancement. Un simple geste qui va provoquer la
mort à des kilomètres de là.
Bertha
s'emballe au fil des coups de canon. La bombe au lieu de partir loin
tombe comme une crotte juste là, prête à exploser. Avec trois
fois, Chaplin montre la lâcheté de ceux qui ordonnent de lancer des
bombes. L'officier le plus supérieur donne un ordre à un officier
moins gradé, ce dernier remet l'ordre à un autre encore moins gradé
et ainsi de suite jusqu'à arriver à Charlot qui doit tenter de
dégoupiller l'ogive qui se met à tourner sur elle-même, semblant
poursuivre le pauvre soldat effrayé et comme c'est Charlot, il
s'enfuit.
Pendant
ce court quart d'heure d'ouverture situé en 1918, la guerre est
montrée avec son lot d'injustice et d'ordres insensés. Mais aussi
la peur qui envahit le soldat qui se retrouve soudain dans le camp
adverse à cause de la fumée qui avait tout obscurci. On découvre
aussi comment Charlot est devenu amnésique, à cause d'un grave
accident d'avion avec le commandant Schulz (Reginald Gardiner), un
haut gradé et cela aura son importance plus tard dans le film quand
les deux hommes se retrouveront au hasard de leur vie respective.
Charlot
est amnésique, non seulement il ne se rappelle pas la guerre vécue
mais en plus il vit protégé de tout ce qui se passe en 20 ans. Car
20 ans plus tard, la vie a bien changé. Ce pays pour lequel il
s'était battu, tant bien que mal, a comme leader l'épouvantable
Hynkel. Une question de moustache, comme on dit, qui a piqué la
moustache à l'autre. Comme le dit avec sarcasme un carton du
générique « toute ressemblance entre Hynkel et le barbier
serait le fruit du hasard ». et ce pays qui a bien changé, ce
n'est pas l'Allemagne mais la Tomania.
Pourquoi
changer Hitler en Hynkel, l'Allemagne en Tomania et plus tard dans le
récit Mussolini en Napaloni et son pays non pas l'Italie mais la
Bactérie ? Pas par peur des représailles, quoique, aux USA en
octobre 1940 quand sort Le Dictateur, il y a encore beaucoup
de monde pour affirmer que la guerre ne concerne que l'Europe et de
nombreux politiciens américains admirent Hitler. Mais quitte à
faire un film anti-nazi, autant faire un film anti dictature et
aujourd'hui avec le « virus orange » de la Maison Blanche
certaines phrases résonnent formidablement.
Ces
phrases de Hynkel ce sont d'abord des borborygmes. Chaplin joue avec
sa voix, avec ses intonations, avec ses accentuations. Presque aucun
mot n'est reconnaissable mais tout est compréhensible. Quel morceau
de génie que ce premier discours où les micros se plient devant la
violence de son discours. Où il interrompt de sa main les
applaudissements d'une foule totalement hypnotisée et abrutie par ce
long discours de haine qu'une voix douce traduit de quelques phrases
laconiques avec une ironie troublante.
Le
discours s'adresse aux « Enfants de la Double Croix ». La
double croix est le symbole de ce pouvoir qui martyrise les Juifs du
ghetto (le terme est du film). Dès 1940, le monde entier, enfin ceux
qui avaient pu voir le film, savait que les Juifs étaient
persécutés. Des dialogues entre Hynkel et Garbitsch (Henry
Daniell), parodie de Goebbels, ministre de l'intérieur et de la
propagande, évoquent les camps de concentration, l'idée de tuer
tous les Juifs, de faire brûler leurs maisons dans le ghetto.
Rarement un personnage d'un film de Chaplin aura paru aussi
antipathique.
On
découvre Garbitsch lors de ce premier discours. Il est à la droite
de Hynkel et à sa gauche se trouve le feld-maréchal Herring (Billy
Gilbert), homme stupide et gauche. Herring gros bonhomme qui arbore
ses médailles est toujours content de lui quand Gabitsch ne se
sépare pas d'un visage las et plein de dédain. Herring ne propose
pas de tuer tout le monde à son chef mais des inventions toutes plus
minables les unes que les autres (un gilet anti-balles en soie, un
parachute en forme de chapeau) qui se soldent immanquablement par la
mort de leurs inventeurs lors des tests.
Herring
est un peu le comique troupier et ridicule de service au milieu de
ces affreux jojos. Celui qui est toujours trop couillon et qui se
fait avoir. Cela dit, Hynkel n'est jamais avare de facéties en tout
genre et de bévues. Là aussi, pour Chaplin il faut démontrer le
caractère guignolesque de ces hommes, le sérieux qu'ils se donnent
à représenter pour dissimuler leur simulacre, comme le feront plus
tard Mel Brooks dans Les Producteurs et Jerry Lewis dans Ya
ya mon général (Which way to the front).
Le
discours change en fonction de leur besoin, pure hypocrisie des
dominants qui ont soudain besoin de l'argent du banquier Epstein pour
équiper leur armée enfin d'envahir l'Osterlich, le pays voisin.
Tant que Hynkel et Garbitsch pensent qu'Epstein va les aider (car le
conseil d'administration est composé d'aryens blonds aux yeux bleus
dit Hynkel dans un gros plan où Chaplin rappelle qu'il est brun aux
yeux noirs), les Juifs du ghetto ont la paix. Mais cette paix est de
courte durée et la milice revient maltraiter les habitants.
Le
soldat de 1918 est rentré chez lui et a repris son ancienne
activité : il est le barbier du ghetto. Il n'avait pas mis les
pieds là depuis 20 ans. Comme écrit plus haut, il est amnésique
mais ignore aussi tout de ce qui est arrivé en 20 ans. Ainsi quand
les soldats de la milice viennent harceler les Juifs, il est le seul
à se défendre. Presque le seul, il reçoit l'aide de Hannah
(Paulette Goddard), sa voisine. Son métier, quand elle ne frappe pas
avec sa poêle les soldats, est de faire des ménages.
Accessoirement, elle tombe amoureuse du barbier.
Leur
relation cherche à s'épanouir dans ce chaos en train de se créer.
Deux magnifiques scènes se suivent et se répondent. La danse de
Hynkel avec la mappe-monde qu'il fait rebondir sur son derrière
avant qu'elle n'explose dans ses mains, métaphore simple et géniale
du danger du dictateur suivie du rasage d'un client par le barbier au
son de la 5ème danse hongroise de Brhams qui exprime sa joie d'être
amoureux. Tout Le Dictateur pourrait être résumé dans ces deux
séquences où Chaplin brille dans son double rôle.
Une
autre relation a du mal à s'épanouir, celle entre Hynkel et
Napaloni (Jack Oakie). J'admire cette scène de gare où Hynkel
l'attend avec ce train de carton-pâte qui ne cesse de s'arrêter et
redémarrer brusquement. Jack Oakie comme Chaplin avec son charabia
allemand invente sa langue italienne. Il imite à la perfection les
tics de Mussolini, ce regard menton haut censé être plein de
virilité. Hynkel était déjà bien gratiné, leur duo atteint des
sommets de narcissisme stupide. Les deux dictateurs se disputent le
destin du monde en sa balançant leur plat national à la figure.
Napaloni
rentré chez lui, il ne reste plus que la bataille des moustaches
entre le barbier et le dictateur. Dans Charlot soldat, il
rêvait qu'il triomphait du Kaiser avant de se réveiller et de
retomber dans la triste réalité, dans Le Dictateur pour
triompher de Hynkel, ce rêve prend la forme de ce discours final de
cinq minutes. Le discours demeure fort et beau, il appelle les hommes
à avoir « le pouvoir de créer le bonheur ». La
définition à mon sens de l’œuvre de Chaplin, de ses films et de
ses personnages.
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