Quelques
mois avant Le Cirque, Hollywood découvrait un cirque tout ce
qu'il y a de plus terrifiant grâce à Tod Browning et son film
L'Inconnu. Le film de Charlie Chaplin n'est aussi désespéré
mais la part de noirceur est présente dès l'entame avec ce père
colérique et violent, le directeur du cirque qui jette sa belle
jeune fille dans le cerceau, crevant l'étoile de papier. Parce
qu'elle a raté son numéro, il décide de la priver de repas ce
soir-là.
L'ambiance
dans le cirque est morose et aucun spectateur ne rit aux culbutes des
clowns plus sinistres que dans n'importe quel autre cirque. Ce que
montre Le Cirque ce sont les coulisses du show business où la
cruauté, la violence et l'épuisement règnent en maîtres. Ce sont
les coulisses d'une tristesse incroyable et cela est un point de
rapprochement avec le chef d’œuvre de Tod Browning, l'artiste
circassien exerce le travail le moins drôle au monde.
« Il
est le clou du spectacle mais il ne faut pas lui dire »
explique le directeur du cirque avec une tronche de vieux mafieux
tyrannique au contremaître des accessoires. Ce clou c'est ce
vagabond qui débarque sous le chapiteau avec la naïveté du
crève-la-faim. Tout ce qu'il voulait au départ était manger un peu
(la faim est le grand sujet du Cirque) et il avait dévoré le
hot-dog d'un bambin au nez et à la barbe du père qui portait son
môme.
Seulement
voilà, un pickpocket puis deux flics viennent se mettre en la bouche
de Charlot et le hot-dog, résultat inévitable : une course
poursuite dans la fête foraine et plus particulièrement dans la
galerie des glaces. Joie de voir Charlot se démultiplier à l'infini
dans les miroirs mais aussi esquiver sa propre ombre, celle de ce
sempiternel vagabond que le public attend, comme celle du flic avant
de devenir un automate, là encore une critique de la répétition de
sa propre image.
Le
Cirque rien que pour cette double entrée en matière qui joue le
chaud et le froid, le show et l'effroi, est déjà grandiose mais
c'est quand il arrive en fonçant dans l'arène que les meilleurs
gags sont créés. Il s'agit de génie comique et de mise en place de
burlesque où Chaplin détourne la routine des gags des clowns
fatigués pour produire du neuf avec cette idée de mise en scène
que le personnage ignore absolument ce qu'il est en train de faire
sous nos yeux.
L'affreux
jojo de patron exige de l'académisme, il veut des gags calibrés,
ceux que les spectateurs attendent forcément dans un cirque. Chaplin
file la métaphore avec le cinéma burlesque des années 1920 et qui
s'épuise petite à petit devant l'absence d'inventivité des acteurs
et réalisateurs comiques. 1928 quand il tourne Le Cirque,
c'est déjà le début de la fin du splastick, du comique purement
visuel, du burlesque échevelé et Le Cirque enregistre cette
fin.
Ce
qui sauve son comique, ce sont les animaux. La scène du lion dans sa
cage où pénètre Charlot sans s'en rendre compte est célèbre.
Elle a fait écrire des torrents de théorie par André Bazin sur le
plan séquence. Las, il avait imaginé un plan séquence pour
expliquer la peur ressentie pour le vagabond alors que la scène est
très découpée et engage une métaphore de séduction virile
(Charlot est un lion) quand il tente péniblement de séduire la
jeune femme.
Autres
animaux composant les numéros du cirque : les volatiles et
lapins que le vagabond fait sortir, par erreur, des cachettes de la
table du magicien. L'âne buté et féroce qui poursuit Charlot dans
l'arène. Charlot n'a pas encore compris qu'il est le clou du
spectacle. Plus tard, quand il réalise sa valeur, il veut remplacer
le beau funambule et cette fois, tout en haut du chapiteau, ce sont
des singes qui viennent le harceler et manquer de provoquer sa chute.
Car
ce funambule qui se fait engager dans le cirque est désormais le
rival de Charlot. La jeune femme en tombe amoureux et la conséquence
directe est que le vagabond ne peut plus faire rire le public. Cela
n'aurait pas pu se faire ouvertement en 1928, mais Chaplin
envisageait de toute évidence une variation amoureuse à trois, à
la Jules et Jim entre le vagabond, la jeune fille et le
funambule. Cela est clairement visible dans une séquence coupée
disponible sur le DVD.
Le
funambule, bel homme en grand costume chic et chapeau claque,
l'inverse de l'accoutrement de Charlot, énerve notre vagabond
désormais vedette du cirque, malgré lui. Rarement le visage de
Chaplin n'aura montré un regard aussi noir. Il s'imagine dans une
scène botter le cul de son rival, il sort de son corps, lui règle
son compte mais la réalité est tout autre. Encore et encore, le
monde du spectacle est pur fantasme et cruel par nature.
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