C'était
une campagne promo qui a duré pendant tout l'été, la première
fois que le marketing prenait autant de place en France pour un
blockbuster hollywoodien. Il faut dire, qu'à part quelques
spécialistes, personne ne connaissait Batman, le comics créé
par DC Comics. Et pendant trois mois, de la sortie de l'album de
Prince en juin 1989 à celle du film de Tim Burton en septembre, tout
le monde ne parlait que de Batman. Souvent pour juger sans
avoir vu le film, pour dire que « trop c'est trop », pour
se déclarer expert ès super-héros et Batman (je me rappelle le
chanteur Tristan « Je suis de bonne bonne humeur ce matin »
qui déclarait que Tim Burton était nul et que le film sera nul, ça
me fait sourire autant 27 ans après). Le rouleau-compresseur
promotionnel allait-il atteindre la presse ? Le magazine
Première et les Cahiers du cinéma ont mis Batman en
couverture. Scandale dans le courrier des lecteurs des Cahiers qui se
faisaient traiter de vendus. Ils avaient raison.
Dans
mon hommage à Prince, j'avais écrit que les chansons qui formaient
son album étaient rares dans le film. Dany Elfman a composé une BO
à part, largement utilisée. Dans ses deux premiers films, Tim
Burton utilisait des chansons connues de tous, plutôt des années
1960, et il voulait des chansons de Prince de ses débuts, mais
Warner Bros l'a forcé à intégrer des nouvelles chansons,
essentiellement dans les scènes avec le Joker. Dans la séquence
d'introduction où Batman (Michael Keaton) rend justice pour la
première fois, on entend, en sourdine, « The Future »
sortant des ghetto-blasters, dans un travelling qui conduit au centre
névralgique de la trauma, le Monarch Theatre, cinéma près duquel
les parents de Bruce Wayne (Michael Keaton également) ont été
assassinés 17 ans auparavant. Bienvenue à Gotham City, ville
gangrenée par le crime et la corruption mais qui s'apprête à fêter
son bicentenaire et prépare les élections pour l'Attorney General,
Harvey Dent (Billy Dee Williams) brigue le poste et promet
l'éradication de la pègre.
Cette
pègre, à l'imagerie directement issue des films noirs des années
1930 (chapeaux, costumes croisés), est tenue par Grissom (Jack
Palance), vieillard qui décide de se débarrasser de l'un de ses
bras droits, Jack Napier (Jack Nicholson). Grissom a compris que Jack
couche avec sa petite amie, Alicia Hunt (Jerry Hall), superbe blonde
sculpturale. Avec l'aide d'un flic corrompu, le parrain veut tuer
Jack dans son usine chimique. Défiguré par des acides, après une
chirurgie faciale, Jack deviendra le Joker au sourire inamovible
« Have you ever heard of the healing power of laughter ? »
(avez-vous déjà entendu parler du pouvoir guérisseur du rire)
demande Joker. Ce changement de nom transforme le sous-fifre Jack (le
valet dans les jeux de cartes) en Joker (la carte qui domine toutes
les autres) passe par un changement de costumes, du gris de la pègre
au violet et vert du bouffon. Il s'entoure d'une garde rapprochée
vêtue d'une blouson portant l'insigne du Joker. Sa première action
est de tuer Grissom puis de prendre le pouvoir de la pègre.
Même
si Tim Burton s'intéresse à la fougue et à la folie du Joker, il
faut bien parler un peu des autres personnages qui gravitent du côté
des gentils, forcément moins passionnants et plus falots. D'abord
les journalistes, Alexander Kox (Robert Wuhl, qui semble jouer dans
un autre film) gribouille au Gotham Globe, posant des questions au
Maire de Gotham City avec son enregistreur. Il enquête avec sa
nouvelle co-équipière Vicky Vale (Kim Basinger), photographe de
mode reconvertie en reporter de guerre qui revient du Corto Maltese.
Joker regardant son book, dira « crap » à chaque photo
de mode puis se passionnant pour les cadavres photographiés en noir
et blanc. Knox s'intéresse au Joker et Vicky Vale à Bruce Wayne.
Ils s'incrustent à un pince-fesses dans le manoir du milliardaire,
Vicky passera par la case chambre à coucher sous l’œil
bienveillant d'Alfred (Michael Gough), le majordome qui connaît tous
les secrets de Bruce Wayne. Ce sont ces secrets que Vicky Vale
cherche à percer, elle veut comprendre la personnalité de cet homme
sans personnalité.
La
position du Joker dans Batman est ambiguë parce qu'il endosse
à la fois le rôle du super méchant et celui du personnage comique,
enchaînant blague sur blague pour donner crédit à son surnom. Il
veut façonner Gotham City à son image, c'est-à-dire détruire la
beauté. Mais une beauté académique, tout en stéréotype, comme un
sous-texte sur Hollywood. Le musée devient un terrain de jeu où il
mâchure les toiles de maîtres et détruit les sculptures (sur la
chanson « Partyman »). Le Joker choisit d'intoxiquer la
population. Il invente, grâce à son usine chimique, un procédé
qui, mêlé à des produits de beauté, détruit les visages,
laissant les victimes mortes arborant le rictus du Joker. Il tente de
gazer toute la ville lors de la parade du bicentenaire de Gotham
City, attirant les badauds en jetant des dollars du haut de son char
(sur la chanson « Trust »). L'étape suivante est de
transformer le visage d'Alicia Hunt, elle devra porter un masque. Son
visage ravagée, il se lasse pour tenter de conquérir Vicky Vale.
C'est le moment de la première confrontation directe entre le Joker
et Bruce Wayne, qui vient sans son masque de chauve-souris.
Cette
rencontre est le cœur du film. Joker et Bruce Wayne s'étaient
croisés auparavant, mais chacun ignorait qui était l'autre. A
partir de cette scène, Tim Burton aborde pour la première fois l'un
de ses sujets majeurs, la création des monstres. Le Joker prononce
une phrase « Ever dance with the devil in the pale moonlight »,
renvoyant Bruce Wayne dans ses plus sombres souvenirs. Qui a créé
l'autre, Jack Napier en tuant Monsieur et Madame Wayne ou Batman en
jetant Jack Napier dans une cuve d'acide ? Gotham City engendre
deux chimères, l'un au visage blanc cadavérique, l'autre au masque
noir ténébreux. Bruce Wayne traite le Joker de psychopathe, belle
ironie de Tim Burton, Bruce Wayne étant un homme terré dans sa
grotte secrète, multipliant les mensonges à Vicky Vale, incapable
d'avoir la moindre relation humaine normale. Malgré les concessions
au genre (courses poursuites, explosions, gadgets), Batman
renouvelle le film de super-héros. Le succès au box-office fût au
rendez-vous, ce qui permit à Tim Burton de laisser sa fantaisie
envahir Batman returns, film
largement supérieur.
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