La
première fois que j'ai regardé Quand passent les cigognes,
c'était avec mes parents, il y a une quinzaine d'années, c'était
une VHS. Mes parents avaient vu le film à sa sortie quand ils
avaient 24 ans et jamais revu depuis. Quand je me suis retourné, une
fois le film fini, ils étaient tous les deux en larmes comme je ne
les avais rarement vus. Il faut reconnaître que cette Palme d'or du
Festival de Cannes 1958 est l'un des plus beaux mélodrames de toute
l'histoire du cinéma, celui de Veronica (Tatiana Samoïlova) et
Boris (Alexei Batalov).
Dans
ce beau printemps 1941, Veronica et Boris s'aiment d'un amour tendre.
Ils ont passé toute la nuit ensemble et, au petit matin, tout
sourire, ils courent au bord de la Moskova, lèvent la tête au ciel
et observent un vol de cigognes qui annoncent la belle saison. Boris
accompagne Veronica jusqu'à son immeuble, une camionnette vient
laver la rue et les deux amoureux sont aspergés d'eau. Ils entrent
dans l'immeuble, ils grimpent l'escalier, un chien commence à aboyer
et ils s'embrassent avant de se quitter pour dormir.
C'est
une entrée en matière joyeuse, pleine de soleil, d'espace, les rues
de Moscou, le ciel, l'horizon, les quais de la rivière avant que la
vie ne reprenne le dessus. Dès les premiers plans, les courbes et
l'horizon sont remplacés par les lignes, les murs, les espaces
restreints et en tout premier lieu les logements respectifs des deux
personnages. Boris dort dans la même chambre que son cousin Mark
(Alexander Chvorine) et vit avec sa grand-mère, ses parents et sa
sœur. Véronique habite un appartement encore plus petit avec ses
parents.
En
regardant à nouveau Quand passent les cigognes hier soir (DVD
Criterion), j'ai été impressionné non seulement par le rythme
trépidant mais par la beauté du film. 60 ans après sa réalisation,
le film n'a pas pris une ride. La modernité de la mise en scène de
Mikhail Kalatozov se décèle, notamment, dans son art du cadre
biscornu, ses nombreux plans obliques, ses contre-plongées où il
filme les plafonds (sans doute tournés dans des décors réels et
non en studio) et un montage ultra rapide. L'influence d'Orson Welles
est partout présente.
Veronica
est un personnage à la Ingmar Bergman, l'autre référence évidente
du cinéaste. Une jeune femme solaire comme le cinéaste suédois en
filmait à l'époque, le sourire toujours aux lèvres, les cheveux en
bataille, le corps svelte constamment en mouvement. Veronica s'amuse
comme une enfant à vivre cet amour naissant. Elle batifole autour de
Boris, le taquine gentiment. Quand il pose des rideaux aux fenêtres
de la chambre, elle saute telle une biquette pour ralentir la tâche
du jeune homme, histoire qu'il reste plus longtemps avec elle.
Le
destin en a décidé autrement, le mélodrame s'enclenche avec
l'arrivée de la guerre. Jamais le nom de Staline n'est prononcé, on
remarque juste un buste de Lénine sur le bureau de Boris, Mikhaïl
Kalatozov a éliminé ces repères historiques, déstalinisation
oblige. Cela permet aussi au film de se projeter dans l'universel,
d'éviter l'édification politique, le réalisme socialiste. Cela a
permis à Quand passent les cigognes de passer l'épreuve du
temps, contrairement à la plupart des films soviétiques.
La
guerre signifie la séparation des deux amoureux avant même que leur
amour n'ait pu s'épanouir. Juste avant son départ pour le front,
Boris offre à Veronica un petit écureuil en tissu, un objet dans
lequel il a glissé une lettre, un joujou qui ne la quittera pas
pendant tout son périple, de Moscou au fin fonds de la Sibérie où
elle se réfugie avec la famille de Boris. Boris a surnommé Veronica
« écureuil ». Problème, le père de Boris la méprise,
tout comme la sœur, pour avoir épousé Mark, musicien prétentieux
et roublard. Personne ne sait pourquoi ce mariage a eu lieu.
Certaines
séquences sont d'une grande beauté et frisent l'abstraction pure.
Ce bombardement du logement de Veronica, bruits assourdissants, bris
de verre, vent, tout concorde pour signifier que Mark viole Veronica
(la presse de 1958 ne soutient pas cette thèse sans comprendre
pourquoi elle accepte de l'épouser). La séquence des bouleaux où
Boris meurt sous les balles nazies est forte en émotion, dans sa
chute mortelle, il imagine son mariage heureux avec Veronica, des
noces filmées au ralenti, comme une réconciliation familiale, comme
un souvenir inventé.
En
voyant Quand passent les cigognes, je me suis dit que ces gros
plans des visages ressemblaient à ceux que Wong Kar-wai pratique
dans ses films, que cette manière de suivre ou précéder Veronica,
caméra à l'épaule, m'évoque Rosetta des frères Dardenne
(sublime scène où elle court derrière les barrières, son visage
apparaît en stroboscope) et je ne peux pas m'empêcher de voir dans
les héroïnes brunes de Jean-Luc Godard (Anna Karina, Macha Méril)
un soupçon de la force et de la détermination de Veronica.
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