mercredi 17 mai 2017

Quand passent les cigognes (Mikhaïl Kalatozov, 1957)

La première fois que j'ai regardé Quand passent les cigognes, c'était avec mes parents, il y a une quinzaine d'années, c'était une VHS. Mes parents avaient vu le film à sa sortie quand ils avaient 24 ans et jamais revu depuis. Quand je me suis retourné, une fois le film fini, ils étaient tous les deux en larmes comme je ne les avais rarement vus. Il faut reconnaître que cette Palme d'or du Festival de Cannes 1958 est l'un des plus beaux mélodrames de toute l'histoire du cinéma, celui de Veronica (Tatiana Samoïlova) et Boris (Alexei Batalov).

Dans ce beau printemps 1941, Veronica et Boris s'aiment d'un amour tendre. Ils ont passé toute la nuit ensemble et, au petit matin, tout sourire, ils courent au bord de la Moskova, lèvent la tête au ciel et observent un vol de cigognes qui annoncent la belle saison. Boris accompagne Veronica jusqu'à son immeuble, une camionnette vient laver la rue et les deux amoureux sont aspergés d'eau. Ils entrent dans l'immeuble, ils grimpent l'escalier, un chien commence à aboyer et ils s'embrassent avant de se quitter pour dormir.

C'est une entrée en matière joyeuse, pleine de soleil, d'espace, les rues de Moscou, le ciel, l'horizon, les quais de la rivière avant que la vie ne reprenne le dessus. Dès les premiers plans, les courbes et l'horizon sont remplacés par les lignes, les murs, les espaces restreints et en tout premier lieu les logements respectifs des deux personnages. Boris dort dans la même chambre que son cousin Mark (Alexander Chvorine) et vit avec sa grand-mère, ses parents et sa sœur. Véronique habite un appartement encore plus petit avec ses parents.

En regardant à nouveau Quand passent les cigognes hier soir (DVD Criterion), j'ai été impressionné non seulement par le rythme trépidant mais par la beauté du film. 60 ans après sa réalisation, le film n'a pas pris une ride. La modernité de la mise en scène de Mikhail Kalatozov se décèle, notamment, dans son art du cadre biscornu, ses nombreux plans obliques, ses contre-plongées où il filme les plafonds (sans doute tournés dans des décors réels et non en studio) et un montage ultra rapide. L'influence d'Orson Welles est partout présente.

Veronica est un personnage à la Ingmar Bergman, l'autre référence évidente du cinéaste. Une jeune femme solaire comme le cinéaste suédois en filmait à l'époque, le sourire toujours aux lèvres, les cheveux en bataille, le corps svelte constamment en mouvement. Veronica s'amuse comme une enfant à vivre cet amour naissant. Elle batifole autour de Boris, le taquine gentiment. Quand il pose des rideaux aux fenêtres de la chambre, elle saute telle une biquette pour ralentir la tâche du jeune homme, histoire qu'il reste plus longtemps avec elle.

Le destin en a décidé autrement, le mélodrame s'enclenche avec l'arrivée de la guerre. Jamais le nom de Staline n'est prononcé, on remarque juste un buste de Lénine sur le bureau de Boris, Mikhaïl Kalatozov a éliminé ces repères historiques, déstalinisation oblige. Cela permet aussi au film de se projeter dans l'universel, d'éviter l'édification politique, le réalisme socialiste. Cela a permis à Quand passent les cigognes de passer l'épreuve du temps, contrairement à la plupart des films soviétiques.

La guerre signifie la séparation des deux amoureux avant même que leur amour n'ait pu s'épanouir. Juste avant son départ pour le front, Boris offre à Veronica un petit écureuil en tissu, un objet dans lequel il a glissé une lettre, un joujou qui ne la quittera pas pendant tout son périple, de Moscou au fin fonds de la Sibérie où elle se réfugie avec la famille de Boris. Boris a surnommé Veronica « écureuil ». Problème, le père de Boris la méprise, tout comme la sœur, pour avoir épousé Mark, musicien prétentieux et roublard. Personne ne sait pourquoi ce mariage a eu lieu.

Certaines séquences sont d'une grande beauté et frisent l'abstraction pure. Ce bombardement du logement de Veronica, bruits assourdissants, bris de verre, vent, tout concorde pour signifier que Mark viole Veronica (la presse de 1958 ne soutient pas cette thèse sans comprendre pourquoi elle accepte de l'épouser). La séquence des bouleaux où Boris meurt sous les balles nazies est forte en émotion, dans sa chute mortelle, il imagine son mariage heureux avec Veronica, des noces filmées au ralenti, comme une réconciliation familiale, comme un souvenir inventé.

En voyant Quand passent les cigognes, je me suis dit que ces gros plans des visages ressemblaient à ceux que Wong Kar-wai pratique dans ses films, que cette manière de suivre ou précéder Veronica, caméra à l'épaule, m'évoque Rosetta des frères Dardenne (sublime scène où elle court derrière les barrières, son visage apparaît en stroboscope) et je ne peux pas m'empêcher de voir dans les héroïnes brunes de Jean-Luc Godard (Anna Karina, Macha Méril) un soupçon de la force et de la détermination de Veronica.



























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