jeudi 11 mai 2017

Les Anges déchus (Wong Kar-wai, 1995)

« La nuit, on croise des gens bizarres », entend-on dans Les Anges déchus. Et parmi tout ces gens bizarres, Wong Kar-wai en choisit cinq, deux garçons et trois filles. Le film va explorer quelques bribes de ces vies. Ce qui lie ces personnages est ténu. Ils habitent dans le même quartier. Tous sont des solitaires, tous vivent la nuit, tous sont en marge. Ming (Leon Lai) est tueur à gages. Michelle Reis est son assistante qui vient faire le ménage chez lui pendant ses missions. Blondie (Karen Mok) espère faire monter Ming chez elle. Ho (Takeshi Kaneshiro), muet, originaire de Taïwan, vit avec son père. Charlie (Charlie Yeung) demande de la monnaie à Ho pour s’engueuler avec son mec au téléphone. Aucuns ne se connaissent, ils vont se rencontrer par hasard, au gré de leur déplacement.

Il est possible de résumer le film autour des histoires d’amours complexes que vivent les protagonistes. Michelle Reis, fébrile, est amoureuse de Ming mais elle ne le voit jamais. Quand elle est chez lui, elle se couche sur son lit et se masturbe. Elle écoute sur un jukebox une chanson de Laurie Anderson, avec une grande tristesse sur son visage, ses cheveux longs lui cachant les yeux. Elle est jalouse que Blondie ait rencontré Ming. C’était un soir dans un MacDo, elle arrive avec sa perruque blonde, s’assoit à côté de lui et l’invite à coucher avec elle. Les deux femmes ne sont pas opposées seulement physiquement (la brune et la blonde) mais également par leur humeur (la tristesse et la joie) et leur parole (le mutisme et l’intensité du bavardage). Elle s’oppose également au sujet de Ming qui ne se donnera à aucune des deux femmes. Avec son visage d’une infinie tristesse (jamais un sourire), vêtu d’une unique chemise noire sur un débardeur blanc, il ne s’occupe que d’aller tuer les gens.

A l’inverse de Ming, Ho est tout sourire, change souvent de fringues (jusque dans des faux raccords volontaires) et incarne la joie de vivre. Ho a perdu la parole après avoir mangé des boites d’ananas périmé. Energique, le jeune homme s’approprie des boutiques en toute illégalité.et force les passants à consommer dans des scènes comiques. Un homme (Chan Man-lei) est obligé de manger plein de crèmes glacées dans un camion que Ho a volé. Il est clairement timbré, pas du tout raisonnable mais procure au spectateur une jouissance dans sa manière de braver les interdits. Ho rencontre Charlie dans un restaurant où elle appelle son petit ami. Hystérique, elle passe de la joie aux larmes au fil des coups de téléphone (elle est comme les personnages de Karen Mok et Michelle Reis, mais en une unité). Ho tomme amoureux d’elle et peut précisément en déterminer la date et l’heure. Son cœur sera brisé car elle ne pense qu’à son ex. Ho vit avec son père qu’il filme avec une caméra vidéo qu’il a emprunté à son patron japonais, une fois qu’il s’est enfin vraiment fait embauché.

Les personnages parlent peu entre eux mais leur voix off affirment ce qu’ils pensent et ce qu’ils vivent. Commentaires en direct, non réfléchis, comme un instantané de leur vie actuelle. Le film refuse toute psychologie en n’indiquant que le minimum nécessaire sur eux. Ils sont surtout tous incapables de s’expliquer et d’exprimer leurs sentiments. Ce sont les chansons qui parlent pour eux : Speak my language, Forget him, Only you ou encore Go away from my world. Chaque morceau déclare leur solitude, leur mélancolie dans une nuit qui n’en finit jamais éclairée par les néons glauques. Les appartements sont minuscules et ils passent leur temps dans des bouibouis désertés par les clients. Pour accentuer encore plus le malaise, Christopher Doyle, le chef opérateur attitré de Wong Kar-wai, filme tout au grand angle, écrasant chaque visage. L’idée est a priori aberrante puisque le grand angle consiste à englober de grands décors et paysage et non des lieux mesquins et des visages en gros plan.

Totalement hongkongais, Les Anges déchus prend un malin plaisir à exploser les règles du jeu. Ming est un tueur à gages. Ses missions sont filmées au ralenti sur Karma coma de Massive Attack. Avec un flingue dans chaque main, il tue des dizaines de personnes sans que les enjeux ne soient expliqués. On joue au mahjong, on mange des nouilles, on fume clope sur clope. Il se crée une impression que tous sont dans un autre monde, déconnecté de la vraie vie, sans lien avec les autres hongkongais, si ce n’est avec les personnages des films de Wong Kar-wai, notamment ceux de Chungking Express qui a beaucoup de similitudes avec Les Anges déchus. Wong Kar-wai, toujours avec ce grand angle un peu écœurant, filme de longs couloirs, des escalators, le métro aérien comme autant de grandes lignes verticales qui brisent le scope horizontal du film. L’ambition du cinéaste est de montrer toutes les contradictions de sa ville, de ses personnages et de ses possibilités de la mise en scène dans un film qui offre une cosmogonie rare dans le cinéma de Hong Kong.























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