« La
nuit, on croise des gens bizarres », entend-on dans Les
Anges déchus. Et parmi
tout ces gens bizarres, Wong Kar-wai en choisit cinq, deux garçons
et trois filles. Le film va explorer quelques bribes de ces vies. Ce
qui lie ces personnages est ténu. Ils habitent dans le même
quartier. Tous sont des solitaires, tous vivent la nuit, tous sont en
marge. Ming (Leon Lai) est tueur à gages. Michelle Reis est son
assistante qui vient faire le ménage chez lui pendant ses missions.
Blondie (Karen Mok) espère faire monter Ming chez elle. Ho (Takeshi
Kaneshiro), muet, originaire de Taïwan, vit avec son père. Charlie
(Charlie Yeung) demande de la monnaie à Ho pour s’engueuler avec
son mec au téléphone. Aucuns ne se connaissent, ils vont se
rencontrer par hasard, au gré de leur déplacement.
Il
est possible de résumer le film autour des histoires d’amours
complexes que vivent les protagonistes. Michelle Reis, fébrile, est
amoureuse de Ming mais elle ne le voit jamais. Quand elle est chez
lui, elle se couche sur son lit et se masturbe. Elle écoute sur un
jukebox une chanson de Laurie Anderson, avec une grande tristesse sur
son visage, ses cheveux longs lui cachant les yeux. Elle est jalouse
que Blondie ait rencontré Ming. C’était un soir dans un MacDo,
elle arrive avec sa perruque blonde, s’assoit à côté de lui et
l’invite à coucher avec elle. Les deux femmes ne sont pas opposées
seulement physiquement (la brune et la blonde) mais également par
leur humeur (la tristesse et la joie) et leur parole (le mutisme et
l’intensité du bavardage). Elle s’oppose également au sujet de
Ming qui ne se donnera à aucune des deux femmes. Avec son visage
d’une infinie tristesse (jamais un sourire), vêtu d’une unique
chemise noire sur un débardeur blanc, il ne s’occupe que d’aller
tuer les gens.
A
l’inverse de Ming, Ho est tout sourire, change souvent de fringues
(jusque dans des faux raccords volontaires) et incarne la joie de
vivre. Ho a perdu la parole après avoir mangé des boites d’ananas
périmé. Energique, le jeune homme s’approprie des boutiques en
toute illégalité.et force les passants à consommer dans des scènes
comiques. Un homme (Chan Man-lei) est obligé de manger plein de
crèmes glacées dans un camion que Ho a volé. Il est clairement
timbré, pas du tout raisonnable mais procure au spectateur une
jouissance dans sa manière de braver les interdits. Ho rencontre
Charlie dans un restaurant où elle appelle son petit ami.
Hystérique, elle passe de la joie aux larmes au fil des coups de
téléphone (elle est comme les personnages de Karen Mok et Michelle
Reis, mais en une unité). Ho tomme amoureux d’elle et peut
précisément en déterminer la date et l’heure. Son cœur sera
brisé car elle ne pense qu’à son ex. Ho vit avec son père qu’il
filme avec une caméra vidéo qu’il a emprunté à son patron
japonais, une fois qu’il s’est enfin vraiment fait embauché.
Les
personnages parlent peu entre eux mais leur voix off affirment ce
qu’ils pensent et ce qu’ils vivent. Commentaires en direct, non
réfléchis, comme un instantané de leur vie actuelle. Le film
refuse toute psychologie en n’indiquant que le minimum nécessaire
sur eux. Ils sont surtout tous incapables de s’expliquer et
d’exprimer leurs sentiments. Ce sont les chansons qui parlent pour
eux : Speak my language, Forget him, Only you ou encore Go away
from my world. Chaque morceau déclare leur solitude, leur mélancolie
dans une nuit qui n’en finit jamais éclairée par les néons
glauques. Les appartements sont minuscules et ils passent leur temps
dans des bouibouis désertés par les clients. Pour accentuer encore
plus le malaise, Christopher Doyle, le chef opérateur attitré de
Wong Kar-wai, filme tout au grand angle, écrasant chaque visage.
L’idée est a priori aberrante puisque le grand angle consiste à
englober de grands décors et paysage et non des lieux mesquins et
des visages en gros plan.
Totalement
hongkongais, Les
Anges déchus prend un
malin plaisir à exploser les règles du jeu. Ming est un tueur à
gages. Ses missions sont filmées au ralenti sur Karma coma de
Massive Attack. Avec un flingue dans chaque main, il tue des dizaines
de personnes sans que les enjeux ne soient expliqués. On joue au
mahjong, on mange des nouilles, on fume clope sur clope. Il se crée
une impression que tous sont dans un autre monde, déconnecté de la
vraie vie, sans lien avec les autres hongkongais, si ce n’est avec
les personnages des films de Wong Kar-wai, notamment ceux de
Chungking
Express qui a beaucoup
de similitudes avec Les
Anges déchus. Wong
Kar-wai, toujours avec ce grand angle un peu écœurant, filme de
longs couloirs, des escalators, le métro aérien comme autant de
grandes lignes verticales qui brisent le scope horizontal du film.
L’ambition du cinéaste est de montrer toutes les contradictions de
sa ville, de ses personnages et de ses possibilités de la mise en
scène dans un film qui offre une cosmogonie rare dans le cinéma de
Hong Kong.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire