vendredi 19 mai 2017

La Sentinelle (Arnaud Desplechin, 1992)

« Je vous prie de m'excuser », la formule étonne les interlocuteurs de Mathias Barillet (Emmanuel Salinger), Claude (Emmanuelle Devos) lui demande « comment tu parles ? ». Non pas « désolé » (trop film américain doublé rapidement), ni « excusez-moi » (un impératif et non un souhait), Arnaud Desplechin par cette formule indique parfaitement que le jeune étudiant en médecine légale vient d'un autre monde, d'une autre langue, d'une autre éducation, de l'Allemagne où il a appris ce français distingué.

La bizarrerie de Mathias Barillet est celle du corps d'Emmanuel Salinger, des yeux globuleux qui semblent toujours en interrogation, des cheveux finement bouclés, une légère cicatrice sur la lèvre. Sa discrétion est mise à mal par son corps qui se rebelle, saignements de nez, crampe douloureuse au pied, son corps se contracte autant devant la mission qui lui est assignée que devant les femmes où sa timidité et son ignorance des codes de la sociabilité apparaissent comme une curiosité. C'est un homme sans amis, à la vie de merde, comme lui dit Jean-Louis Richard.

Ce dernier joue Bleicher, un personnage énigmatique, celui par lequel La Sentinelle amorce son récit. Dans le train qui le ramène d'Aix-La-Chapelle à Paris, en compagnie de Jean-Jacques (Thibault de Montablembert), fils de diplomate comme Mathias et diplomate lui-même, Bleicher convoque Mathias et lui cause longuement, violemment, fouille sa malle, se fait l'inquisiteur de sa vie. Et Bleicher disparaît sur le quai. C'est plus tard, dans son hôtel, que Mathias constate qu'une tête momifiée a été placée dans sa valise.

A qui parler de cette tête ? A l'hôpital où il fait ses études, il en touche quelques mots à Simon (Fabrice Desplechin), autre étudiant, qui l'engueule, qui le menace de poursuites judiciaires, qui se fâche contre les hésitations langagières (« tu es juif ? » quand il lui parle pour la première fois). A un prêtre joué par Philippe Laudenbach ? Finalement, il étudiera en secret cette tête dans sa fac entre deux autopsies et cours (on remarque la présence de Mathieu Amalric, très juvénile, en étudiant malade devant la découpe d'un corps).

C'est à l'hôpital que Mathias rencontre Claude, la fille du directeur des études universitaires. Elle est étudiante en art plastique. Il croit qu'elle est la fille d'un défunt. Immédiatement, le regard de Mathias angoisse Claude. Plus tard, sa maladresse à la cafétéria où il tente une conversation, où il veut l'embrasser crée un malaise. Mathias s'est déjà enfermé dans la mort, dans cette volonté de trouver un nom à cette tête, de lui redonner son identité. Claude représente la vie qu'elle ne parviendra jamais à offrir à Mathias.

Le monde des diplomates ne convient guère mieux à Mathias. Jean-Jacques l'invite à une soirée mondaine où il retrouve sa sœur Marie (Marianne Denicourt). Ils ne s'étaient pas vus depuis des années. Avec Nathalie (Valérie Dréville), elle aspire à devenir chanteuse lyrique, c'est ainsi que toutes les deux entonnent le duo des chats de Rossini. Les deux femmes sont pleines de vie, les opposées exactes de Mathias. Cela fait trop longtemps qu'il ne connaît plus sa sœur pour qu'elle puisse à nouveau lui insuffler la joie de vivre.

C'est William (Bruno Todeschini) qui fait entrer La Sentinelle dans le film d'espionnage, un récit aussi éloigné de James Bond ou de Lemmy Cautioon que possible, un récit à la sophistication subtile comme rarement le cinéma français n'a pu en proposer. William est l'antithèse de Mathias, un homme, comme il lui dit, qui n'aime pas parler mais qui adore en faire des tonnes, une manière d'avancer caché au milieu de la foule. C'est Nathalie qui présente William à Mathias et c'est Jean-Jacques qui les convainc de se mettre en colocation.

William, dans l'appartement qu'ils partagent, erre tel un oiseau de proie autour de Mathias qui va subtiliser son accréditation « secret défense » pour obtenir des réponses à sa tête. Chauffant le chaud (des accolades devant tous les amis) comme le froid (des menaces quand, grâce à la pièce qu'il a posé sur le loquet de la porte de sa chambre, il comprend son intrusion), William est le moteur du suspense de La Sentinelle. Pauvre de lui, Mathias croit être maître de la situation alors qu'il ne s'est jamais rendu compte qu'il était un autre George Kaplan, un homme qui n'existe pas manipulé par des forces qu'il ne contrôle pas.

























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