Le
beau Danube n'est pas seulement bleu dans cette Vienne que filme
Patric Chiha, il est aussi rouge et vert. Ces trois lumières se
reflètent sur le fleuve, tout comme dans les autres lieux où vivent
la dizaine de jeunes hommes de Brüder der Nacht (ah, ce titre
en anglais Brothers in the night pour un film autrichien,
quelle idée débile). Enfin, le cinéaste filme peu Vienne. Quelques
plans en début et en fin de film, le fleuve et la gare routière.
Tout
se concentre sur le Café Rüdiger, QG de ces jeunes Bulgares, sa
devanture illuminée de néons, les rues adjacentes où ils se
prennent en photo devant des voitures. C'est à cet endroit, dans ce
café qu'ils se retrouvent, qu'ils jouent au billard, qu'ils fument
clope sur clope, qu'ils trinquent. Tout le film se passera pendant la
nuit, au crépuscule, ils sont guillerets tous debout, au milieu de
la nuit, ils s'assoient, à l'aube, ils sont épuisés et commencent
à somnoler.
Et
ils ne cessent jamais de discuter. La polyphonie des langues est
déroutante. Comme les trois couleurs qui éclairent la nuit, on
distingue (si l'on fait bien attention au débit, au rythme) trois
langues. L'allemand balbutiant bourré de fautes, le bulgare, et un
dialecte Rom. Plus ils maîtrisent la langue, plus ils parlent vite.
Et avec ces trois langues, ils parlent de leur passé en Bulgarie, de
leur avenir de retour au pays, et du présent à Vienne.
Ce
présent consiste à trouver de quoi gagner sa vie, en l'occurrence
la prostitution. Comme on n'est pas dans un reportage
sensationnaliste de M6, Patric Chiha refuse de montrer les passes,
tout juste une douche dans la « cabine » du Rüdiger.
Mais les jeunes hommes, à peine adultes, ne parlent que de ça, ils
se vantent chacune de gagner plus d'argent que l'autre, ils comparent
leurs gains « moi, j'ai fait 700 € » dit l'un, « moi,
j'ai réussi à tirer 1070 € » répond l'autre, en racontant
le détail de ses services.
Les
clients sont des hommes, on en voit deux dans le café, plutôt âgés,
plutôt gros, et les négociations vont bon train : les tarifs,
des plans à trois, chez toi ou dans la « cabine ».
Tiens, voici une nouvelle recrue, le petit frère d'un habitué qui
se lance dans la prostitution. Tout le monde sourit, tout le monde
plaisante, tout le monde s'agite. La musique est à fond, c'est un
jeu de chaises tournantes, à qui agrippera ces vieux clients
autrichiens.
Mais
attention, comme le dit l'un d'eux, ils ne sont pédés, d'ailleurs,
ils sont mariés, l'épouse est restée en Bulgarie, parfois avec les
enfants. Les photos de ce passé abandonné défilent sur les
téléphones. Au pays, personne ne sait ce qu'ils font en Autriche.
« Ils pensent qu'on mendie ». Et de retour, ils
retrouveront femmes et enfants, avec plein d'argent, ils auront une
voiture, et les célibataires « s'achèteront » une femme
jeune et vierge.
Le
cinéaste ne s'embarrasse pas de savoir s'il fait un documentaire.
Des scènes jouées scandent les longues discussions. Ici, un garçon
travesti alpague un marin, on est dans Querelle. Là, on
grimpe sur une grosse moto, on est dans Les Rencontres d'après
minuit. Le film suit surtout Stefan, celui qui n'arrête jamais
de fumer, qui raconte qu'il s'est marié à 16 ans, qui s'endort
tendrement. Et le film finit sur tous ces jeunes hommes qui dansent
éclairés par une boule à facette. Ils jettent des regards amusés
à la caméra ravis d'avoir parlé de leur vie.
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