jeudi 23 juin 2016

Insiang (Lino Brocka, 1976)

Cette semaine, hasard du calendrier des sorties, deux films totalement opposés ont pour cadre les bidonvilles. Je commence par Insiang que Carlotta a entièrement restauré. Le film a 40 ans, toutes ses dents, et n'a pas pris une ride. Je ne connais pas les films de Lino Brocka, et à peine le cinéma philippin, mais celui-là a du mordant. La première séquence donne le ton. Le tout premier plan est celui d'un cochon qui se fait égorger. Et un porc qu'on trucide, ça fait un boucan du diable, ça hurle, ça couine, additionné au vacarme assourdissant des machines qui dépiautent les carcasses des porcs, crament leurs poils et les transportent d'un coin à l'autre de l'abattoir. Seuls des hommes travaillent ici, les corps en sueur.

Insiang, c'est le prénom de l'héroïne, superbe jeune femme aux yeux marrons pétillants mais tristes qu'incarne Hilda Koronel. Elle déambule à travers les maisons de planches et de tôles, au milieu des habitants d'un bidonville de Manille. Pendant qu'elle rentre chez elle, le générique se déroule et la musique accompagne ses pas, une douceur s'incarne à l'écran. Son visage est aussi calme que la porcherie était chaotique. Quand elle arrive chez elle, la fureur reprend de plus belle. Sa mère Tonya (Mona Lisa), petite femme maigre hurle contre tout le monde. Et les enfants de tout âge envahissent la pièce unique de la maison.

Pour bien montrer l'autoritarisme de cette mère, Lino Brocka commence son récit par une grosse dispute familiale où Tonya reproche à sa belle sœur venue habiter à la ville après avoir quitté la campagne de ne jamais rapporter d'argent, que ses enfants mangent trop et que le riz coûte cher et que les vêtements que les gamins portent sont à elle. La belle sœur, la propre tante d'Insiang décide de foutre le camp à toute vitesse. Elle emballe ses maigres biens, enlèvent la robe à sa gamine et le pantalon du mioche qui se retrouvent nus au milieu du chemin. Les deux mères s'engueulent et la tante finit par partir au grand désespoir d'Insiang.

Car si Insiang est triste du départ de sa tante, c'est qu'elle parvenait à faire tampon à la fureur de Tonya. Ce que cette dernière reproche autant à sa belle sœur qu'à sa fille, c'est qu'elles sont du sang du père, l'ancien mari de Tonya parti avec une autre femme. Voir chaque jour sa belle famille lui rappelle son abandon, lui rappelle qu'elle est désormais une femme célibataire, lui rappelle sa vieillesse. Tonya n'enferme pas sa fille mais elle lui interdit de fréquenter les garçons car elle pense qu'elle a le démon du sexe dans le sang. La violence des rapports entre la mère et la fille est ce qui est le plus troublant dans Insiang.

Alors que fait Insiang toute la journée ? Elle accomplit toutes les corvées ordonnées par sa mère. Faire la bouffe, le repassage, livrer le linge repassé aux clients et faire les courses, souvent à crédit. Là, elle peut un peu s'évader. Elle discute à la boutique, le deuxième décor avec la maison d'Insiang, du film. Le magasin est tenu par Ludy (Nina Lorenzo), une fille de son âge. Son personnage est le chœur antique de cet immense mélodrame qu'est Insiang, elle commente tout ce que l'on voit, elle sait toujours où se trouve chaque personnage et elle apporte un peu de réconfort à son amie qui n'esquissera un sourire que lors qu'elle sort de chez elle.

Insiang est une belle jeune femme et trois hommes lui tournent autour. Son amoureux officiel est Bebot (Rez Cortez), de son âge, grand gars aux cheveux bouclés dont Lino Brocka filme la peau nue. Bebot est mécanicien mais préfère fanfaronner avec ses amis, boire et parier. Le deuxième est un amoureux transi, Nanding (Marlon Ramirez) est le frère de Ludy, incapable de déclarer son amour à Insiang, il s'enferme dans le magasin à espérer qu'un jour Bebot l'abandonne. Le troisième est Dado (Ruel Vernal), l'homme qui égorgeait le cochon en ouverture du film. Dado se trouve être le nouvel amant de Tonya, elle pourrait être sa mère.

Tout le mélodrame, appuyé par une superbe musique, se noue autour de ces six personnages, trois femmes et trois hommes. Ils vont tenter de discuter, essayer de s'aimer, croire qu'ils peuvent vivre ensemble, mais ils vont se cogner à la réalité des Philippines et jamais pouvoir s'y échapper. La visite comique d'une mère et de sa fille à la boutique est l'une des scènes qui montre qu'aucun espoir n'est possible. Cette fille participe à tous les jeux télé auxquels sa mère l'inscrit dans l'espoir de sortir du bidonville, cette télévision du dictateur Marcos et de sa femme qui vendaient du rêve bon marché. Insiang a bien compris que ce rêve n'existe pas.

Je n'en dis pas plus, il faut aller voir Insiang si un cinéma le projette près de chez vous.

1 commentaire:

Jacques Boudinot a dit…

C'est un film plutôt surprenant, qui navigue autant du côté
télénovela (le ménage à trois), voire du cinéma populaire
italien des années 70, avec zoom, musique mélancolique
très occidentale qui s'arrête brutalement en fin de séquence,
que du cinéma de Fritz Lang (la contamination du mal).