mercredi 1 juin 2016

Bella e perduta (Pietro Marcello, 2015)

La mozzarelle est faite à partir de lait de la femelle buffle. Depuis que cette spécialité fromagère italienne est dans tous les magasins d'Europe, dans toutes les assiettes des consommateurs, la fabrication de ce lait a pris un tournant industriel. Les femelles buffles qui devaient brouter de l'herbe dans les champs des paysans de Campanie sont maintenant dans des usines où les agriculteurs leur donnent du foin. Et les buffles mâles, que deviennent-ils ? Inutiles, ils ne produisent pas de lait. Donc, dès la naissance, direction l'abattoir.

La très belle et très originale idée de Bella e perduta est de faire du bufflon vu dès le début du film le personnage principal, le narrateur. On entend sa voix (celle de l'acteur Elio Germano), on adopte son point de vue (caméra subjective dans les dédales de l'abattoir) et on prend fait et cause pour ce bel animal, ce bovin aux yeux si doux. Et il a un petit nom : Sarchiapone. « Contrairement à tout ce qui se dit et s'écrit, le regard de ces animaux est tout sauf neutre. C'est un véritable regard critique » écrivait Jean-Luc Godard un jour (Cahiers du Cinéma N°300)

Sarchiapone, c'est le Balthazar de notre époque, non pas dans les Pyrénées mais en Italie. Le jeune animal est abandonné, pieds liés, dans une forêt, déjà mieux que l'abattoir, dans l'espoir que Tomasso passera par là ce jour-là, ou le lendemain. Tomasso Cestrone (décédé depuis) est un berger qui garde le château en ruine des anciens souverains Bourbon (tout un pan de l'Histoire de l'Italie que je ne connais pas). Sarchiapone est nourri au biberon par Tomasso, ils se promènent tous les deux dans la campagne, jusqu'à ce que Tomasso ne meure.

L'attachement que l'on porte au bufflon Sarchiapone est le même que celui de la paysanne soviétique de La Ligne générale de Sergei Eisenstein portait au veau Fomka, cet animal qu'elle décorait de rubans et qui devait faire la gloire de sa ferme. Personne ne veut de Sarchiapone, regrette Polichinelle (Sergio Vitolo). Le personnage de la comedia dell'arte débarque dans la deuxième partie de Bella e perduta pour s'occuper du bufflon. Dans la scène d'ouverture, il avait obtenu que l'animal puisse parler, et était parti rejoindre Tomasso dans le château vétuste.

Polichinelle est coiffé de son chapeau oblongue, revêt son masque noir et les paysans touchent sa bosse. L'Italie qu'il traverse n'est plus celle, belle et perdue, des temps jadis où même les buffles mâles servaient à quelque chose. Maintenant, les animaux paissent dans les champs tandis qu'au loin, les camions déchargent les ordures. Miam, il doit être bon le lait. Et les gens manifestent en clamant qu'avec la camorra, ça allait mieux, d'autres brandissent des pancartes affirmant qu'ils étouffent.

La liberté de ton de Pietro Marcello lui permet de tout faire, de varier les points de vue, les modes narratifs (au milieu du récit, Tomasso est interviewé comme dans un documentaire), de créer des personnages fantasques dans un subtile mélange de naturel et de merveilleux. Bucolique comme Le Quatro volte (on remplace les biquettes par un bufflon) et malicieux comme La Gueule que tu mérites de Miguel Gomes dans sa manière de convoquer les récits populaires (Les sept nains contre Polichinelle), Bella e perduta change de la mollesse et stimule l'intellect.

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