samedi 14 juillet 2018

Les Fraises sauvages (Ingmar Bergman, 1957)

Depuis qu'il avait arrêté sa carrière géniale de cinéaste, Victor Sjöström avait tourné comme acteur de troisième rôle dans quelques films, mais c'est le personnage principal qu'il incarne dans Les Fraises sauvages pour sa dernière salve au cinéma. Il est Isak Borg, 78 ans, ainsi qu'il le dit en voix off attablé à une table, un médecin qui officie depuis 50 ans, désormais installé à Stockholm. Veuf depuis des années, Borg vit avec Agda (Julian Kingdhal), sa gouvernante depuis 40 ans. Leur relation est décrite par Ingmar Bergman avec humour, ils se chamaillent sans cesse comme un vieux couple, ils se connaissent sur le bout des doigts, leurs défauts comme leurs qualités. En fin de film, une fois le parcours d'Isak Borg accompli, il demandera à Agda pourquoi ils ne se sont jamais tutoyés. C'est qu'elle lui donne du « Monsieur le Professeur » tout en le houspillant quand il ne sait pas faire sa valise.

Le vénérable médecin doit retrouver son fils Evald (Gunnar Björnstrand), également médecin, à Lund, à 600 km de Stockholm pour fêter son jubilé. Il était d'abord prévu de s'y rendre en avion, Agda devait accompagner Isak, mais ce dernier décide sur un coup de tête d'y aller avec sa vieille voiture (tiens, en 1957, on conduisait encore à gauche en Suède), ce qui met en colère la gouvernante qui refuse d'entreprendre un si long trajet. Passée une petite dispute, Isak Borg convainc sa belle-fille Marianne (Ingrid Thullin) de faire le voyage avec elle. Ce road movie est un voyage dans le passé d'Isak Borg, le trajet l'emmène dans des lieux qu'il a connu dans sa jeunesse, où il a vécu, de rencontrer des gens de ce passé révolu. Il permet aussi à Isak de se confier à Marianne, de lui transmettre son histoire qu'il n'avait jamais conté.

C'est dans un rêve que commence le voyage du vieil homme, un cauchemar que n'auraient pas renié Federico Fellini ou Luis Buñuel. Isak est dans une rue déserte, d'une blancheur perturbante, il observe que l'horloge n'a plus d'aiguille, que sa montre n'en a pas plus, un homme est enfin là, son visage est grimaçant et effraie Isak. Puis passe un corbillard tiré par des chevaux, sans conducteur. La charrette s'égare sur les pavés, une roue se casse, vient se briser contre un mur, le corbillard est chancelant et le cercueil tombe, laissant apparaître le macchabée qui n'est autre que Isak Borg. Un rêve qui annonce que le temps est compté et que la mort est proche. C'est sans doute pour cela qu'il va entreprendre ce périple à travers la campagne suédoise, une manière pour lui de voir pour une dernière fois sa vie.

D'autres rêves viendront perturber le sommeil d'Isak Borg. Plus tard dans le film, il s'endort tandis que Marianne a pris le volant. Il rêve de Karin (Gertrud Fridh) son épouse décédée et de la découverte de son infidélité, il la voit avec son amant. Puis, il se voit à son examen de médecine, où il est incapable de passer correctement les épreuves. Il sera recalé, lui annonce l'examinateur (qui a pris le visage d'un des personnages qu'il a rencontré lors du voyage). C'est le constat qu'Isak fait, il a l'impression au crépuscule de sa vie non seulement d'avoir raté sa vie de couple mais en plus il lie cela à la médecine qu'il a pratiqué tant d'années, sans se soucier de sa famille et surtout pas de son fils Evald, également médecin, et qui semble prendre le même chemin que son père si l'on en croit la réaction de Marianne, partie se repose un temps chez son beau-père. En vérité, un asile pour ne pas quitter son mari.

Ce sont différents axes de temporalité qui se confrontent dans Les Fraises sauvages. Le premier est le rêve, le deuxième est les souvenirs qui ressurgissent à la vue de fraises des bois dans le jardin familial. La maison n'est plus habitée mais jadis, dans les années 1910, c'était un havre de paix. Isak allait péchait avec son père au bord du lac. Le repas décrit dans le souvenir d'Isak est pourtant sans lui. Toute la famille est réunie autour de la table sauf Isak. Etrange que ce soit ce souvenir qui intervienne sauf s'il est une pure invention, un fantasme de vie agréable. Ce repas est l'un des moments de comédies du film, chaque membre de la famille joue sur une partition différente, comme un orchestre désaccordé qui serait en répétition, les enfants qui se chamaillent, qui se lancent des piques, les adultes qui tentent de faire régner l'ordre, les plus vieux enfants qui sont pris au piège entre les deux autres générations, autant de clan qui expliquent l'éclatement programmé de cette famille d'apparence si unie.

Il croise son ancienne fiancée Sara (Bibi Andersson) qui ramasse des fraises des bois pour lui. C'est un dialogue entre Isak dans son apparence de vieillard, avec tout ce qu'il sait de ce qui va arriver dans sa vie, avec Sara habillée dans une robe blanche et avec son visage et son corps de jeunesse. Toute la conversation porte sur le mariage entre Sara et Sigfrid (Per Sjöstrand), le frère d'Isak. Ce n'est pas tant de la nostalgie qui atteint Isak devant l'échec de sa première histoire d'amour que le constat qu'il n'était pas là à ce moment-là pour conquérir Sara à la place de son frère (Isak annonce à Marianne qu'ils eurent six enfants). Car, comme écrit plus haut, isak était à la pêche, reproduisant les gestes et attitudes de son père et Isak a reproduit avec son fils cette même attitude de laisser faire, de ne pas se consacrer à l'amour. Cet amour que son gouvernante Agda lui prodigue pourtant, à sa manière sèche mais déterminée, depuis qu'il est veuf.

La troisième temporalité est celle du présent immédiat, sans rêve ni souvenir, lors du voyage. Tout au long du trajet Marianne et Isak croisent des gens. C'est d'abord un trio de jeunes auto-stoppeurs. Une fille et deux gars, la fille est jouée par Bibi Andersson, dans un double rôle troublant, comme un renvoi vers son passé. L'actrice pour cette partition porte des cheveux courts. Elle se trimballe deux jeunes hommes en short, Anders (Folke Sundquist) et Viktor (Björn Bjelvenstam) qui la draguent sans relâche et en concurrence, lequel va-t-elle choisir, le futur médecin ou le pasteur en devenir ? La question est plutôt de savoir si Isak met le visage de la jeune fille sur celui du souvenir qu'il a de Sara, comme il invente dans son rêve le visage de son examinateur à partir de celui de ce sinistre homme qu'ils prennent en voiture et qui ne cesse de se disputer avec son épouse, Marianne lui demandera sans ambages de quitter le véhicule et de finir leur trajet à pied.


Le voyage a pour but de faire un bilan de la vie d'Isak Borg. Dans un court passage à une station service, c'est Max Von Sydow qui tient cette station, il regrette le départ du médecin de leur coin perdu, tout en étant très fier, d'ailleurs, il va appeler son premier né Isak. En revanche, la rencontre la plus dure sur le plan émotionnel est celle avec la mère d'Isak (Naima Wilstrand), sèche comme une pierre, dure comme un coup de trique, elle ne cesse de critiquer son fils ainsi que Marianne (« tu n'es pas encore d'enfant »). Cette mère sans amour, sûre d'avoir eu raison d’élever ses enfants ainsi, résume tout le puritanisme suédois. Si Isak Borg a fait ce voyage avec sa belle-fille, c'est aussi pour lui montrer les exemples à ne pas suivre, dans cette Suède moderne de 1957. Le voilà enfin serein d'avoir accompli, pour une fois, une chose généreuse dans sa vie. Isak semble partir en paix dans le troublant épilogue de cette merveille qu'est Les Fraises sauvages.

































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