dimanche 9 décembre 2018

Leto (Kirill Serebrennikov, 2018)


Régulièrement, l'un des personnages de Leto, le surnommé Sceptique (Aleksandr Kusnetsov) regarde directement le spectateur et lui assène un stupéfiant « ceci n'est pas la réalité ». La réalité de Leto c'est ces jeunes femmes qui rentrent par la fenêtre dans une salle de spectacle de Leningrad au début des années 1980 pour assister à un concert de rock du groupe Zoopark. La fenêtre est celle des chiottes et deux gardiens tentent d'empêcher cette intrusion. Mais rien n'y fait, elles sont plus malines et la caméra les suit dans ce petit trajet des couloirs jusque dans cette salle.

Tous assis, personne debout, pas de mouvement de mains, pas de joie trop ostentatoire. Les spectateurs doivent absolument rester immobiles sans quoi ces mêmes gardiens viennent les calmer. C'est dans cette Union des Républiques Socialistes Soviétiques moribonde dirigée par l'ours Léonid Brejnev, si on autorise des groupes de rock – où l'on chante russe – à jouer pour la jeunesse, on demande que cela se fasse sans enthousiasme. Et régulièrement, Sceptique vient mettre son grain de folie dans des scènes de comédie musicale où l'image s'anime, s'émaille de couleurs et de ratures.

Car le rock ne peut pas être sage. La différence entre le réalisme socialiste du pouvoir et la réalité soviétique de la jeunesse tient dans ces visions qu'a Sceptique. Pour vivre en rockeur, il faut se détacher du monde qui entoure les personnages. Dans le train quand la troupe part en week-end au bord de la Baltique, un vieux soûlard vient dire tout ce qu'il pense de mal de cette jeunesse occidentalisée avant que la police n'intervienne pour casser la gueule d'un jeune. C'est isolé de ce monde que le rock vivra comme sur cette plage où l'on picole, on gratte la guitare, on se baigne à poil dans un bain de minuit libératoire.

Cette belle séquence en longs plans dignes de Federico Fellini où les corps se rencontrent et se retrouvent permet, après le concert initial, de découvrir le trio principal de Leto. Mike (Roman Bilyk), lunettes noires sur le nez, Natacha (Irina Starshenbaum) sa femme et mère de leur fils nouveau né et Viktor (Teo Yoo). Le premier est le leader, guitariste chanteur du groupe Zoopark, le dernier débarque avec ses propres chansons, sans avoir de nom de groupe. C'est dire s'il est encore moins dans le système que Mike qui est déjà un réfractaire à cette manière imposée de jouer du rock dans cette salle de concert.

Dans ces quelques magnifiques scènes de comédie musicale, ce sont les chansons des groupes admirés qui sont reprises alors que dans les scènes de concert, répétition, écriture, ce sont les chansons de Mike ou Viktor que l'on entend, tous deux ont existé et ce sont leurs morceaux qui sont joués. On est tellement loin de Bohemian Rhapsody, Leto est tellement plus incarné que les moments musicaux sont des respirations bienvenues dans le carcan soviétique de l'époque, admirablement bien rendus (les appartements collectifs et leur promiscuité).

Viktor et Mike deviennent amis. Malgré tout, malgré la rivalité musicale qui s'affirme très vite, Mike est doué, Viktor est un génie, il a le sens du refrain comme le montre la journée à la plage, l'enregistrement de son album. Rivalité amoureuse pour Natacha qui navigue entre eux. Mais aussi immense complicité, pas de manichéisme infantile dans le film de Kirill Serebrennikov mais au contraire une variation de gestes d'amitié. La tasse de café à apporter au travail, l'écoute des disques venus d'occident (David Bowie, T-Rex, Lou Reed – et tout le monde est d'accord, Lou Reed se la joue).

Beauté, force, rythme, Leto emmène son spectateur vers des contrées rarement visitées de cette manière, sans nostalgie putassière, sans renvoyer dos à dos pouvoir et jeunesse (la directrice de la salle de rock qui auditionne), ça fait du bien. Le film est en noir et blanc mais les touches de couleur ne sont pas seulement une bouffée d'air frais, elles font preuve d'une inventivité formelle (les split screens avec les paroles de chanson, les films super 8). Evidemment c'est un reflet bourré d'humour de la chape de plomb de la Russie de Poutine, raison de plus pour aller voir Leto.

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