jeudi 21 novembre 2019

Les Misérables (Ladj Ly, 2019)


Voici le film français le plus joyeux, le plus bordélique, le plus sinistre, le plus talentueux vu ces dernières semaines. C'est pas rien. Un film tout en oxymores, en paradoxes, en contradictions. Ce mélange est devenu impossible dans le cinéma français dit social où la fiction se mâtine de documentaire mais pour finir par faire un film à thèse où le sujet l'emporte toujours sur le cinéma, sur la mise en scène et sur le reste (le sujet est important et donc on ne parle que du sujet, et surtout on n'a pas le droit de faire des critiques).

Plutôt que la caricature et les clichés, Les Misérables cherche l'esquisse, comme dans un roman graphique plus vrai que nature (on n'est jamais très loin des bédés de Riad Sattouf) et il paraît que l’œuvre de Victor Hugo plane sur le film comme le drone du petit binoclard surnommé Buzz (Al Hasan Ly) qui filme du toit d'un immeuble pas seulement les filles qui dansent dans leur chambre en ce mois de juillet 2018 mais aussi tout l'ensemble d'immeubles de ce quartier de Montfermeil, ville qui est justement dans le roman Les Misérables de Victor Hugo.

Quand le novice, qui lui vient en RER, prendre son nouveau poste au commissariat, l'une des premières questions est justement sur Victor Hugo. Stéphane (Damien Bonnard) vient de Cherbourg (sans parapluie) et se retrouve avec deux flics. Chris (Alexis Manenti), un petit nerveux qu'on imagine bien voter FN (son bureau est encombré de peluches de cochon rose) et Gwada (Djebril Zonga), plus cool, portant des tresses et un short treillis. Déjà ces deux-là c'est le mariage de la carpe et du lapin, mais ils s'entendent bien.

C'est le royaume de la vanne et de la tchatche et l'arrivée pour un court rôle de Jeanne Balibar en chef du commissariat est l'un des moments les plus drôles du film, c'en est même incroyable comme en quelques répliques bien senties et une courte apparition elle enchante le début du film. Le cinéaste n'a pas son pareil pour créer des personnages, c'est l'art de l'esquisse de donner peu mais avec un sens inné de la précision pour faire exister des personnages. C'est d'autant plus génial que je ne connais aucun acteur du film (hormis Damien Bonnard vu dans Rester vertical entre autres).

Stéphane rapidement surnommé Pento, à cause de ses cheveux bourrés de gel, par Chris que le quartier déjà survolé dans sa forme globale prend vie avec toutes les rencontres que le trio va faire dans leur petite bagnole grise. Chris et Gwada connaissent tout le monde et tout le monde les connaît. Le spectateur est comme Pento, il découvre petit à petit, commence à se repérer. Il faut faire vite, le film a un rythme effréné, les figures, les visages défilent sans qu'on sache qui sera plus tard dans le récit de cette journée infernale de Montfermeil.

L'ancien taulard Hibou, les trois barbus au gentil sourire qui deviennent des assistantes sociales, l'adolescente rondelette filmée par Buzz et qui lui fait du chantage, toute une bande de gamins qui font de la luge dans une fontaine sans eau. Lentement mais sûrement avec un sens du portrait intime, comme un peintre impressionniste, tout prend forme sous nos yeux et l'esquisse commence à se déployer en un ample tableau. C'est là le génie de Ladj Ly de savoir composer par touches pour nous amener vers son vrai personnage principal.

Il se nomme Issa (Issa Perica) et on le voit en début de film se faire engueuler par son père parce qu'il a volé des poules, le larcin est donné comme une simple information, l'air de rien, mais elle a son importance. Et comme le dit le dicton, qui vole une poule vole un lionceau. L'anecdote est parait-il véridique dans la vie du cinéaste, un jour un lionceau a été volé mais dans Les Misérables, cette petit blague d'un jeune adolescent va prendre un tour tragique au détriment de ce pauvre Issa. Le gamin voulait tout simplement nourrir le lionceau avec les poules volées.

C'est là que la maestria de la narration de Ladj Ly atteint des sommets dans des soubresauts comiques qui virent immédiatement au drame. Trois personnages vont entrer en scène et chacun décliner leur pouvoir sur le quartier et rappeler à Chris et ses deux collègues qu'ils ne sont rien. Le premier est Le Maire (Steve Tientcheu), sorte de potentat local qui règle les problèmes du quartier, son « bureau » est dans le hall d'un immeuble. Le deuxième est La Pince (Nizar Ben Fatma) le dealer de drogues qui se rêve en Tony Montana.

Le plus important des trois au moins aux yeux de Issa et de Buzz est Salah (Almany Kanouté), tenancier d'un kebab mais Sage (la majuscule est volontaire) qui aide les gens sans les arnaquer contrairement à Le Maire et à La Pince. Théoriquement, ces trois hommes sont les alter-ego de Chris, Gwada et Pento, la construction du récit les place ainsi avec un droit de vie et de mort (ici la punition, l'humiliation) sur Buzz et Issa. L'implacabilité des choses amène à la dernière scène d'une violence inouïe, totalement maîtrisée par le cinéaste, qui laisse pantois et estomaqué.

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