Les
scènes de repas ont une très grande utilité au cinéma. Elles sont
assez simples à filmer, les personnages ne bougent pas et le cadre
peut être modulable facilement. Elle servent aux déclarations
d'amour, aux disputes cathartiques, aux révélations explosives ou à
faire une pause dans le récit. Dans Le Charme discret de la
bourgeoisie, Luis Buñuel et son scénariste Jean-Claude Carrière
ont eu une idée imparable et monumentale. Ils imaginent ce qui se
passerait si un groupe d'amis ne réussissaient jamais à dîner
ensemble. Tout le récit du film est décliné sur cette idée
amusante.
Ce
sont les Sénéchal qui invitent. Monsieur (Jean-Pierre Cassel) et
Madame (Stéphane Audran) vivent dans une maison cossue dans une
belle propriété en banlieue chic. « Quelle surprise ! Si
je m'attendais à vous voir ce soir ! », s'exclame Alice
Sénéchal quand sa bonne l'appelle parce que Raphaël (Fernando Rey)
est venu dîner avec les Thévenot, Monsieur (Paul Frankeur), son
épouse Simone (Delphine Seyrig) et la sœur de cette dernière
Florence (Bulle Ogier). Qui s'est trompé dans la date de
l'invitation ? Personne ne le saura vraiment.
Mais
aussitôt, Alice part avec eux dans une auberge que Thévenot connaît
bien. L'auberge est vide de client et tandis que les amis se
demandent quel apéritif ils vont boire (Florence a une sacrée
tendance à vouloir tout le temps boire) et qu'ils lisent le menu
avec un certain dédain, ils se rendent compte dans la pièce à
côté, une veillée funèbre a lieu. La patron est mort. Certes, les
aubergistes affirment qu'ils feront malgré tout un excellent dîner,
il n'empêche qu'ils décident de quitter le restaurant.
Les
rencontres entre les six amis se poursuivront ainsi avec chaque fois
le même résultat navrant : ils ne dîneront pas. Parmi tous
ces rendez-vous avortés, deux sont particulièrement soignés. L'un
a lieu chez un colonel d'armée (Claude Piéplu), mais arrivés dans
la salle à manger, les Thévenot, Sénéchal et Raphaël se trouvent
sur une scène de théâtre. L'autre est dans un café où les trois
dames veulent boire un thé. Hélas pour elles, il n'y a plus de thé,
ni de tisane, ni de café, parce que l'affluence a été
exceptionnelle ce jour-là, selon la garçon de café guindé.
Ce
qui intéresse autant Buñuel et Carrière que ces dîners, ce sont
les scènes entre les repas. Raphaël est un ambassadeur, d'une
république imaginaire d'Amérique du sud. Il rencontre souvent
Thévenot et Sénéchal avec qui il fait des affaires louches. Ils
trafiquent de l'héroïne que l'ambassadeur fait passer par la valise
diplomatique. Raphaël est aussi l'amant de Simone Thévenot qui
cache sous se tenues amples une maladie de peau. Elle ne veut coucher
que dans le noir. Raphaël est également menacée par une jeune
femme qu'il qualifie de terroriste.
Les
rêves et les souvenirs peuplent les pensées des personnages du
Charme discret de la bourgeoisie. Souvenirs d'un jeune soldat
qui a tué son père mal aimant dans son enfance. Souvenirs d'un
policier qui torture un manifestant. Souvenirs d'un moribond qui veut
confesser un meurtre. Rêves d'un autre soldat qui croise sa mère
décédée. Rêve de Thévenot qui voit le rêve de Sénéchal. Les
souvenirs comme les rêves sont tous plus morbides les uns que les
autres, dans un ton lugubre totalement à l'opposé du reste du film.
Le
film ne se paye pas ouvertement la bourgeoisie. La subtilité de la
critique de cette classe en est d'autant plus corrosive . D'abord, ce
sont des gens qui ont le plus grand mépris pour leurs employés.
Ainsi, Thévenot teste le chauffeur de l'ambassadeur avec un verre de
Martini « il faut être indulgent, c'est un homme du peuple, il
n'a pas eu d'éducation ». La bonne des Sénéchal (Milena
Vukotic) doit faire face à l'inconséquence de ses patrons et aux
remarques déplacées de Simone. Mais c'est surtout, jamais un merci,
jamais un regard direct, comme s'ils n'étaient que des meubles.
En
revanche, les bourgeois de Buñuel aiment le sabre et le goupillon.
L'armée a une place importante dans le récit avec le personnage de
Claude Piéplu qui vient faire des manœuvres avec ses soldats dans
le jardin des Sénéchal. Qu'on se rende compte, il a un bicorne de
Napoléon chez lui (« des bicornes, j'en ai déjà vu trois en
France », réplique avec morgue Simone). Les bourgeois sont
tout aussi obséquieux avec l’évêque (Julien Bertheau) qui se
fait engager comme jardinier, en mode évêque ouvrier, comme il y
avait des prêtres ouvriers. L'armée et l'église sont les mamelles
de la bourgeoisie.
Ce
qu'il est particulièrement jouissif dans Le Charme discret de la
bourgeoisie, ce sont les dialogues. Ces gens-là ne parlent de
rien. Ou plutôt, les dialogues ne sont que des phrases d'une grande
platitude, d'une convention extrême et d'une fatuité à toute
épreuve. C'est là que Buñuel et Carrière sont les plus forts.
Avec ces dialogues creux, ils exposent au grand jour leur bêtise.
Et, quand ils font une promenade digestive sur une route de campagne,
ils ne sont pas capables de tenir la moindre conversation. Ni
charmante, ni discrète, la bourgeoisie selon Buñuel.
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