jeudi 2 avril 2020

Les Raisins de la colère (John Ford, 1940)

Après quatre ans de prison, une nouvelle vie se profile pour Tom Joad (Henry Fonda). Mieux que cela une résurrection comme le symbolise les premiers plans des Raisins de la colère avec ce croisement des chemins, il descend de la croix pour revenir dans son village de l'Oklahoma. John Ford l'éloigne immédiatement de la figure christique, Tom Joad est un homme en colère, il est cassant avec le chauffeur de marchandises qui l'a pris en stop. Il est presque antipathique, le visage fermé, le regard noir mais le verbe posé cependant, il pèse ses mots qui font mal.

Au village, c'est le désert, celui de l'Oklahoma, filmé comme une ville fantôme sans habitant. Sauf deux de ses anciennes connaissances. Le pasteur Casy (John Carradine) et Muley -John Qualen) expliquent ce qui s'est passé dans cette crise de 1929, les propriétaires qui arrivent toujours en belle voiture sur les lieux expulsent les métayers et détruisent les maisons de bois. Les bulldozers Caterpillar ne font pas dans le détail quand ils passent. Tom et ses amis ont beau protester, le conducteur affirme qu'un autre le fera à sa place s'il en est empêché.

C'est le début de l'exode pour Tom Joad, vêtu d'une salopette et d'une chemise en coton, il part rejoindre sa famille avec Casy. La famille est nombreuse, grands-parents, la mère, toujours appelée Ma (Jane Darwell) véritable ciment de la famille, la seule qui sera capable de calmer les colères de son fils. Elle est l'un des plus beaux personnages du film. Son mari, Pa (Russell Simpson) est optimiste, il est persuadé qu'il va réussir à trouver du travail en Californie, leur destination. Ils sont en tous une douzaine à embarquer sur un camion bourré à craquer avec toute leur vie.

« L'état s'intéresse souvent plus aux morts qu'aux vivants ». Le constat de Tom Joad est sinistre quand il voit au long de la route 66 que la solidarité pour les pauvres n'existe jamais. Le camion, un vieux tacot, a souvent besoin d'eau pour refroidir. L'eau est vendue 15 cents les quatre litres. Pour dormir, l'emplacement coûte 50 cents la nuit. Mais surtout, ils ne sont pas les seuls à quitter leur terre natale, leur terre qu'ils ont abandonné, celle où ils vivaient depuis plusieurs générations comme le dira le grand-père au propriétaire.

Pa va dans un restaurant pour acheter de quoi manger. Il rentre avec sa jeune fille et son plus jeune fils. La serveuse ne vend la miche de pain à 15 cents, Pa a 10 cents. Elle s'énerve, elle se moque d'eux devant des routiers. Mais le patron, derrière le comptoir la remet à sa place. Elle se fait plus gentille, elle offre même des sucettes aux deux mômes. Là c'est la partie généreuse de la population qui contrecarre avec l'absence de respect dans tous les autres lieux. Mais John Ford montre que c'est difficile de comprendre pour la plupart des gens ce que vivent ces pauvres, ces déclassés du grand capitalisme américain.

Ce sera la ligne conductrice de son récit en étapes successives. Jean Mitry estimait dans son livre sur John Ford paru en 1954 que le film souffrait d'une grande monotonie. Ce qui me semble très faux. Au contraire, John Ford se recentre sur une poignée de personnages tandis que la route se poursuit. On en connaît précisément la durée, celle de la grossesse de Rosasharn (Dorris Bowdon), la petite sœur de Tom enceinte de son mari Connie (Eddie Quillan). C'est donc un trajet au long court qui a lieu avec une succession de personnages qui meurt (le grand-père est le premier) ou qui quittent le convoi.

Chaque fois la situation se dégrade, les humiliations sont plus grandes, les déceptions s'accumulent. Un voyageur rencontré à une étape avait pourtant prévenu que l'eldorado de la Californie n'existe pas. Les Toad faisaient confiance à une publicité qui appelaient à venir travailler dans les champs ou les vergers de pêche (on est donc au printemps et en été) mais une fois sur place, le salaire est misérable, les conditions de vie sont insalubres et pire que tout, ils sont parqués dans des bidonvilles sans liberté de n'acheter que les produits vendus par leur employeurs à des prix prohibitifs : leur salaire est récupéré par les patrons.

L'une des scènes les plus marquantes, filmée en caméra subjective, une chose rare dans les films de John Ford, est l'arrivée dans un de ces campements, un bidonville avant l'heure. On observe les habitants, tous en haillons, tous sales, tous effrayés voir le camion des Toad arriver. Ça grouille d'enfants affamés qui vont entourer Ma quand elle prépare à manger. Elle décide de partager sa pitance avec les enfants qui se précipitent sur un tas de boîtes de conserve vides qui pourront servir de bol pour mettre un peu à manger. C'est un moment terrifiant de pure recréation documentaire dans un film déjà très social.

Là où John Ford tape le plus fort est sur la quête désespérée de Casy. L'ancien pasteur devient un apôtre de la liberté des plus pauvres bafouée par les patrons. Casy est traité par la police, par les patrons comme un scélérat. Il appelle à la révolte et il est traqué sans cesse. Son vieil Tom Joad hésite à le rejoindre dans le combat, car contrairement à Casy, Tom a une famille. Là encore, John Ford propose une scène qui montre bien l'injustice des propriétaires et des grands fermiers qui exploitent la misère du monde.

C'est celle du bal dans la campement gouvernemental où la vie est meilleure. Les fermiers fomentent un complot avec la collaboration des policiers et de complices infiltrés, une bagarre doit éclater, les complices doivent la déclencher. À 9h30 pile, la police interviendra mais le complot est déjoué d'avance. On retrouve la police, encore plus dégueulasse que d'habitude, affirmer au chef du campement qu'elle vient pour faire cesser la bagarre. « Quelle bagarre ? » demande-t-il avec un sourire défiant devant les flics qui partent dépiter.


Le film a peu de moments de joie mais celui-ci en fait partie, comme pour souffler devant l'horreur de cette Amérique capitaliste. Tous les flics ne sont pas des salauds dans Les Raisins de la colère. Ward Bond en joue, dans un minuscule rôle, les Toad le croise à une énième arrête d'eau pour le moteur. Pour une fois le flic est agréable mais surtout parce qu'il vient du même coin de l'Oklahoma. Ces courtes pauses accentuent l'intensité du récit toujours dénué de toute démagogie font des Raisins de la colère un film immense, ça paraît évident mais il faut le rappeler.































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