mardi 7 avril 2020

Eyes wide shut (Stanley Kubrick, 1999)

Il faut imaginer ce que Stanley Kubrick a dit à Nicole Kidman pour cette scène au tout début de Eyes wide shut où elle est assise sur ses toilettes, elle se nettoie avec du papier, se lève et discute avec Tom Cruise. Une telle trivialité n'est pas si commune, l'ellipse est toujours de mise quand un personnage va faire pipi. Mais je crois que Stanley Kubrick aime ça la trivialité, elle fait partie de l'approche vériste qu'on remarque souvent dans ses films.

Ça passe par la mise en scène de gestes quotidiens qui procurent des situations incongrues. Je pense à Joker et Pyle qui nettoient les chiottes dans Full metal jacket, Shelley Duval qui cuisine dans Shining, la tenue short chemise hawaïenne de George C. Scott dans Docteur Folamour. Dans Eyes wide shut, tout est trivial et ça passe essentiellement par les dialogues. Le film se termine par un « fuck » de Nicole Kidman.

Le langage général du film n'est pas grossier, mais outre ce Fuck final (que je vois comme un salut amical à la fois à ceux des personnages des films de Martin Scorsese, cinéaste de New York entièrement reconstitué en studio par Kubrick comme à Quentin Tarantino mais aussi pour ses dialogues badins déconnectés de l'intrigue), Nicole Kidman emploie plusieurs ce mot dans ses répliques quand elle s'énerve.

Le tout premier plan du film voit Alice (Nicole Kidman) de dos, entièrement nue. Un plan court suivi de cartons du générique et d'un plan long, qu'on pourrait qualifier de plan séquence, un travelling à la steadycam qui suit Bill (Tom Cruise). « Tu ne m'as même pas regardée ». il lui affirmes qu'elle est pourtant très bien dans sa robe de soirée, avec cette belle coiffure. Mais elle est en train de se torcher le cul.

Ils se préparent à une soirée mondaine en cette avant veille de Noël (le film se déroule sur trois journées) chez un patient de Bill, car Bill est médecin. Victor Ziegler (Sydney Pollack) a une maison immense, toute dorée avec ces décorations de Noël, des dizaines de guirlandes qui tombent comme une pluie sur les escaliers. Bill ne sait pas bien pourquoi lui et Alice sont invités chaque année chez Ziegler qui n'est pas de leur monde.

J'évoquais plus haut George C. Scott débraillé tandis qu'il comprend qu'une guerre nucléaire approche, Ziegler c'est un peu la même chose. Il remet ses bretelles pour faire tenir son pantalon, reste torse nu, le ventre à l'air. Entre ce décor très chic et l'extrême trivialité de la situation à laquelle est convié, sommé plutôt, Bill se déploie un gouffre. Entre les deux hommes, se trouve une femme nue en train de faire une overdose.

Quelques minutes plus tôt, Ziegler avait salué en compagnie de son épouse Alice et Bill. On voit bien que cette jeune femme prénommée Mandy n'est pas sa femme. Au lieu de s'affoler, au lieu d’accélérer le film (mettons comme dans Pulp fiction quand Uma Thurman a son overdose), Stanley Kubrick le ralentit encore plus. Bill parle calmement et le cinéaste filme tout cela. Ziegler reste placide sans même donner d'explication à Bill.

C'est que le récit s'est déjà légèrement déréglé avec cette drague balourde d'un vieux beau hongrois. Alice se soûle au Champagne pendant qu'il lui propose de coucher avec lui. De son côté, deux mannequins proposent à Bill d'aller voir au bout de l'arc-en-ciel, sans qu'il ne comprenne de quoi elles pouvaient bien parler. L'arc-en-ciel sera pourtant bien là bien visible dans la boutique de costumes de déguisement.

Il est déjà le milieu de la nuit quand il pénètre dans cette boutique, c'est un concours de circonstances qui l'ont emmené là, dans une logique implacable mais a priori constitués de hasards. Tout s'entrechoque. Alice et Bill sont déjà rentrés chez eux et en tenue de nuit, elle en culotte et top roses, lui en caleçon noir, dans leur chambre, ils discutent de cette soirée, de ces dragues qu'ils ont subi, éloignés l'une de l'autre mais que chacun a observé.

On aura bien remarqué que jamais Stanley Kubrick n'a montré que Bill voit Alice et vice-versa. Ils étaient dans deux pièces différentes, aucune chance qu'ils ne puissent s'être vus. La discussion intime se fait sur un mode de affirmation – question, l'autre reprend la phrase en interrogation, des reprises à l'envoyeur comme le décrit précisément Michel Chion dans sa monographie sur Stanley Kubrick (un texte indépassable dans l'analyse du film).

Alors comment débarque Bill dans la boutique arc-en-ciel tenue par un barbu en peignoir, un certain Milich (Rade Sherbedgia). Etape 1, à la soirée de Ziegler, Bill reconnaît un ancien camarade de l'école de médecin devenu pianiste, Nightingale (Todd Field) – nightingale veut dire rossignol. Discussion très banale et courte. Etape 2, après s'être disputés, Bill est appelé par Marion (Marie Richardson) dont le père vient de mourir.

Marion avoue son amour pour Bill. Elle le fait dans la chambre même où son défunt père repose. Son fiancé Carl (Thomas Gibson) arrive à ce moment-là. On remarque que les trajets complets entre la porte d'entrée et celle de la chambre du père sont filmés intégralement mais avec des variations de cadre. Etape 3, Bill se promène dans la rue et se fait traiter de « sale pédale », se fait bousculer par une bande de jeunes blancs dans une petite rue.

Etape 4, dans la rue, une jeune femme lui demande l'heure. Il lui donne. Elle le suit quand il traverse la rue. Elle l'encourage à le suivre. Là encore les dialogues entre Bill et Domino (Vinessa Shaw) sont d'une grande banalité et très courtois. Complètement différentes de ceux d'une transaction sexuelle . Il passe quelques minutes chez elle avant de s'en aller non sans l'avoir payée et sans lui avoir donner une sorte de baise-main

Etape 5, en poursuivant sa promenade, Bill passe devant le bar où joue Nightingale. Ils se retrouvent à une table, le pianiste reçoit un coup de fil, il note sur une serviette de table le mot « fidelio » (en majuscule). Intrigué, Bill lui tire les vers du nez. Etape 6, Bill rentre dans cette boutique pour louer un costume et un masque afin d'aller à la soirée où Nightingale sera un pianiste, une orgie sexuelle.

Si Bill veut y aller, c'est parce que dans toutes ses étapes sa sexualité est doutée, mise en question, discutée. Par Alice, par Marion, pas les jeunes qui le traitent de pédale, par la jeune pute au grand sourire, par l'excitation du secret de Nightingale, par la fille de Milich (Leelee Sobieski) venue se cacher derrière lui quand son père l'a engueulée. Tout autour de lui déborde de sexualité et lui voudrait aussi en profiter.

L'orgie sexuelle aurait pu être torride, elle est au contraire toujours dans cette trivialité, dans cette banalité qui traverse tout le film. Moins sensuel que ça, c'est difficile. C'est comme dans Orange mécanique quand Alex et ses amis vont dans le Korovo Bar et que les tables sont des femmes nues de plastic. Ce sont des rites qui sont observés par Bill, des rites ridicules parce qu'emphatiques, pas ridicules parce que mal filmés, ils sont ridicules en soi.


Le procès intenté à Bill quand il est démasqué l'est tout autant, tout comme les menaces de cette congrégation qu'il reçoit. Stanley Kubrick s'amuse des attentes des spectateurs qu'il prend plaisir à déjouer, là est tout l'enjeu de Eyes wide shut. Au lieu de miser une rupture du couple pour multiples tentatives d'infidélité au club Fidelio, lors des achats de Noël avec leur fillette, Bill se voit finalement proposer par Alice ce que tous lui proposaient pendant tout le film : « fuck ».














































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