lundi 26 octobre 2020

Sibériade (Andreï Konchalovsky, 1978)

 


Les arbres de la forêt de Sibérie pleurent quand l'un de leurs congénères est abattu à la hache. Celui qui plante ses coups de hache dans les troncs des immenses sapins centenaires du village de Iélane est Afanassi Oustioujanine (Vladimir Samoïlov), il demande à son fils Kolia (Micha Babourov) d'écouter cette complainte des arbres, un son lugubre donné par un lancinant riff de la guitare d'Edouard Artemiev, un son lointain passablement audible que seuls les habitants de Iélane peuvent entendre.

Le plus beau dans Sibériade est cette récurrence d'appel au panthéisme, à l'esprit païen de la forêt en ce début de récit. Tout commence en 1907 dans la Russie tsariste où les pauvre crèvent la faim tandis que le village est recouvert d'un épais manteau de neige. Le gamin Kolia va chaparder des beignets dans le garde-manger d'une famille bien plus fortunée, les Solomine. En bons chrétiens orthodoxes, ils refusent de les aider. Si les Oustioujanine ont faim, c'est leur faute, sans doute ne prient-ils pas assez Dieu et beaucoup trop les arbres.

Pendant 70 ans, au fil des bouleversements de la Russie, les deux familles vont s'affronter. Le tout pendant 3h15 dans un va-et-vient entre les personnages, de cet Afanassi, à son fils Kolia qui adulte aura son nom complet Nikolaï à son fils Aliosha qui adulte sera Alexeï (Nikita Mikhalkov). Andreï Konchalovski a une nette préférence pour les Oustioujanine, leur esprit rugueux, impétueux et débonnaire. Il faut suivre, parce que chaque personnage est joué par plusieurs acteurs suivant son âge et suivant les décennies. 70 ans d'histoire de la Russie.

Au fin fond de la Sibérie – bien que tourné à quelques kilomètres de Moscou – la vie n'a pas le même rythme qu'à la capitale. Chaque soubresaut de l'Histoire arrive avec un long décalage, c'est cela que montre le cinéaste. Ces soubresauts, la révolution bolchevique, la mort de Lénine, la guerre civile, la prise de pouvoir de Staline, la seconde guerre mondiale, Andreï Konchalovsky les montre avec des vieilles images d'archive en noir et blanc, elles tranchent nettement avec le reste du récit en tant qu'elles sont terribles et très loin de la vie du village.

Les cauchemars et les moments de vie traumatisant sont également en noir et blanc. Je n'ai pas encore expliqué pourquoi Afanassi coupe les arbres. Il construit une route du village jusqu'au loin. Quel lointain ? Voilà la vraie question du film. Tout ce qui apparaît dans cette route qui mettra 70 ans à se construire c'est une étoile brillante. Mais il faut dépasser la « crinière du diable », un endroit au-delà du village qui effraie les habitants. Il y a dans cet effroi de la superstition que Nikolaï (Vitali Solomine) un défi à relever.

C'est en noir et blanc, dans un hommage évident aux images angoissantes d'Andreï Tarkovsky, que Nikolaï et son fils Aliosha s'aventurent dans ces marais, qu'ils s'embourbent dans la brume, la boue, la mangrove, les branches mortes. L'eau semble bouillir, tout ici est « esprit de la forêt », la route vide seulement empruntée par les ours, l'étoile, cette « crinière du diable », ces marais épouvantables qui s'avèrent être – on le saura une fois la rationalisation des esprits effectuée – du substrat de pétrole. C'est Alexeï adulte qui aura le fin mot de cette histoire.

Dans ce récit au long court, les rancunes sont tenaces. On se querelle pas seulement au sujet de beignets volés (Anastasia fera faire trois tours du puits à Kolia nu, sous la neige contre un beignet), mais aussi des coups bas dans le lit. Anastasia, promise à un cousin éloigné Philippe, sera mis enceinte par Nikolaï (le fils est Alexeï), ce même Nikolaï qui envoie en camp de rééducation la frère d'Anastasia, Spiridon (Sergeï Chakourov), ce dernier le tue, laissant Alexeï orphelin. Il s'enfuit du village, s'engage dans l'armée et revient au début des années 1960.

La guerre, comme le passage dans la « crinière du diable » est l'occasion d'un cauchemar en noir et blanc, sans qu'on sache vraiment si Andreï Konchalovsky filme un cauchemar ou pas. C'est cela qui est beau dans cette partie courte mais intense où le jeune Alexeï (Evguéni Léonov-Gradichev) perd l'arrogance qu'il avait adolescent. Alors, avec son père responsable communiste, il était violent, surtout avec les membres de la famille Solomine. La guerre et ses horreurs le calment. La première moitié du film s'achève, Nikita Mikhalkov devient dans la deuxième moitié cet Alexeï qui vient découvrir le pétrole dans son village.

Durant toute la deuxième moitié, Alexeï est un conquérant, homme solitaire, sans femme, sans enfant et sans parent, il retrouve le village de Iélane tel qu'il l'avait laissé en partant à la guerre. Il était tombé amoureux de Taïa, la sauvageonne du coin, un personnage à la Fellini, une femme qui couche volontiers et que les vieilles portant le fichu sur la tête traite de catin, de moins que rien, elle est méprisée. Taïa (Lioudmila Gourtcehnko) a attendu toute sa vie Alexeï. Lui est un homme sans passé, il l'a donc oubliée.

Cette deuxième partie où Nikita Mikhalkov avec sa voix cassée fait les fanfarons est la plus longue, un film en lui-même, et la plus sinistre. La vie est toujours aussi décalée par rapport à Moscou. Là la note critique du cinéaste par rapport au bureaucratisation est la plus présente. Tout le monde veut détruire le village, Alexeï pour trouver le pétrole avec un Azéri qui vient de Bakou, Philippe (Igor Okhpoupine) a pour consigne de Moscou de noyer le village. Ici sera construite le plus grand barrage hydroélectrique du monde. Merci le politburo.

Les deux dernières apparitions du panthéisme cher à Andreï Konchalovsky viennent rappeler à l'ordre Alexeï et Philippe. Comme dit plus haut, des éléments tiennent sur ces 70 ans, l'un d'eux est le « Grand-père de toujours » (Pavel Kadotchinov), un vieillard barbu qui apparaît à chaque époque professant son bons sens. Le dernier élément plonge le film dans la beauté pure, le fantasme de l'éternité et de l'esprit panthéiste dans le cimetière. Quel film tout de même !


















































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