C'est
beau de voir la naissance d'un acteur, Quentin Dolmaire au corps
frêle, à la voix un peu chevrotante mais ferme qui parvient à
donner le ton juste aux souvenirs personnels de Paul Dedalus adulte
(Mathieu Amalric), bien forcé de raconter sa vie en long en large et
en travers à cet homme (André Dussolier) qui se demande bien
comment Paul Dedalus a un alter ego du même nom, même date de
naissance mais vivant aux antipodes.
Ces
longs flash-backs qui englobent la totalité du récit, sans avoir
recours à revenir à Mathieu Amalric physiquement, même pas besoin,
le spectateur d'un film de Desplechin n'est pas con, il sait que ce
sont des souvenirs. Cette narration à la première personne par un
homme d'âge mûr, la bonne quarantaine, produit en revanche un effet
radical, même les souvenirs d'enfance (la courte première partie)
et de lycée (la deuxième partie), faire parler avec un langage
littéraire.
Cette
langue si particulière, il faut s'y habituer, il faut comprendre que
tous ces enfants de la famille Dedalus sont une invention de la
mémoire de Paul. La mère qu'il déteste et qui va se suicider, le
père (Olivier Rabourdin) dépressif, la petite sœur et le petit
frère. C'est à peine si on comprend que tout cela se passe à
Roubaix au début des années 1980 tant on se croirait dans un
ailleurs bien reconnaissable, l'enfance d'Ingmar Bergman celle de
Fanny et Alexandre.
Je
vois moins Trois souvenirs de ma jeunesse comme l'amorce
narrative de Comment je me suis disputé. En revanche, le film
est un récit parallèle à La Sentinelle, le Paul Dedalus de
Quentin Dolmaire est un cousin du Mathias d'Emmanuel Salinger. Les
deux personnages auront cette phrase emblématique du cinéma
d'Arnaud Desplechin « je vous prie de m'excuser ». Les
deux personnages voient leur destin basculer avec le destin des pays
satellites de l'URSS.
Ce
qui lie encore plus Paul et Mathias, c'est leur masochisme, leur
habilité à se fourrer dans des histoires (espionnage, amour) qui
vont leur causer du tord. Mathias se faisait taper dessus par les
hommes de Bruno Todeschini, Paul se fait cogner par des types plus
forts que lui mais il répond crânement « je n'ai rien
senti ». Ils aiment souffrir alors que Mathieu Amalric fait
souffrir les autres, surtout les femmes.
J'ai
toujours estimé que Arnaud Desplechin faisait des films américains.
Ses films ont beau se passer à Roubaix, dans le milieu des étudiants
intellectuels, ses héros sont américains. Le mouvement du film suit
celui du héros, il fonce vers l'action quitte à foncer dans le mur.
En ce sens, le héros de Trois souvenirs de ma jeunesse est le propre
metteur en scène de sa vie, un personnage hawksien et conscient de
l'être.
Dans
cette idée, la deuxième partie du film en Russie pour un voyage
scolaire est ce que je trouve de meilleur dans le cinéma d'Arnaud
Desplechin. Paul est un lycéen, avec une transformation physique de
Quentin Dolmaire toute simple (cheveux d'enfant sage). Il est à
Minsk en Biélorussie avec sa classe. Parmi eux, Zylb (Elyot
Milshstein) qui l'a convaincu de donner son passeport à un jeune
refuznik soviétique.
Ce
passage en URSS prend la forme d'un film d'espionnage (comme un
contrepoint à La Sentinelle) que je trouve de haute volée.
Mais il apprend aussi à Paul Dedalus à se créer un personnage
secret et mystérieux. Son dédoublement sera le moteur de sa vie
amoureuse avec Esther (Lou Roy-Lecollinet), tout à la fois victime
et initiateur de la liberté sexuelle qui les lie. Tandis qu'il est à
Paris, pauvre mais savant, elle reste à Roubaix.
Dans
ce film en costumes (les chemises de Quentin Dolmaire valent leur
pesant de cacahuètes, mais moi aussi je m'habillais comme ça), ou
film d'époque, Arnaud Desplechin choisit des chansons totalement
inconnues, on les entend lors des nombreuses soirées entre jeunes.
Il cherche là à briser l'académisme intrinsèque aux films de
« souvenirs », une chanson connue c'est plus facile pour
que le spectateur retrouve les mêmes souvenirs que le héros.
Rien
de cela ici, au contraire, les souvenirs de Paul Dedalus Mathieu
Amalric sont une pure vue de l'esprit donc très littéraire comme je
le disais. Le film produit un palimpseste des Liaisons dangereuses,
Paul Quentin Dolmaire et Esther passent leur temps à s'écrire et
ces lettres échangées sont d'autres souvenirs au milieu des
souvenirs. Il faut croire sur parole que toutes les infidélités
sont réelles.
Esther
reste à Roubaix avec la famille et les amis de Paul. Le sœur
Delphine, sa copine Pénélope, le frère Ivan – autour duquel
plane un mystère en début de film – l'ami Jean-Pierre Kovalki, le
cousin Robert. Elle se sent à part, elle dépérit. Quand Paul
Dedalus Mathieu Amalric reprend sa vie au présent, il ne s'agit plus
de ressasser des souvenirs mais de s'en débarrasser définitivement
dans un monologue violent dont l'acteur a le secret.
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