Après
quatre ans de prison, une nouvelle vie se profile pour Tom Joad
(Henry Fonda). Mieux que cela une résurrection comme le symbolise
les premiers plans des Raisins de la colère avec ce croisement des
chemins, il descend de la croix pour revenir dans son village de
l'Oklahoma. John Ford l'éloigne immédiatement de la figure
christique, Tom Joad est un homme en colère, il est cassant avec le
chauffeur de marchandises qui l'a pris en stop. Il est presque
antipathique, le visage fermé, le regard noir mais le verbe posé
cependant, il pèse ses mots qui font mal.
Au
village, c'est le désert, celui de l'Oklahoma, filmé comme une
ville fantôme sans habitant. Sauf deux de ses anciennes
connaissances. Le pasteur Casy (John Carradine) et Muley -John
Qualen) expliquent ce qui s'est passé dans cette crise de 1929, les
propriétaires qui arrivent toujours en belle voiture sur les lieux
expulsent les métayers et détruisent les maisons de bois. Les
bulldozers Caterpillar ne font pas dans le détail quand ils passent.
Tom et ses amis ont beau protester, le conducteur affirme qu'un autre
le fera à sa place s'il en est empêché.
C'est
le début de l'exode pour Tom Joad, vêtu d'une salopette et d'une
chemise en coton, il part rejoindre sa famille avec Casy. La famille
est nombreuse, grands-parents, la mère, toujours appelée Ma (Jane
Darwell) véritable ciment de la famille, la seule qui sera capable
de calmer les colères de son fils. Elle est l'un des plus beaux
personnages du film. Son mari, Pa (Russell Simpson) est optimiste, il
est persuadé qu'il va réussir à trouver du travail en Californie,
leur destination. Ils sont en tous une douzaine à embarquer sur un
camion bourré à craquer avec toute leur vie.
« L'état
s'intéresse souvent plus aux morts qu'aux vivants ». Le
constat de Tom Joad est sinistre quand il voit au long de la route 66
que la solidarité pour les pauvres n'existe jamais. Le camion, un
vieux tacot, a souvent besoin d'eau pour refroidir. L'eau est vendue
15 cents les quatre litres. Pour dormir, l'emplacement coûte 50
cents la nuit. Mais surtout, ils ne sont pas les seuls à quitter
leur terre natale, leur terre qu'ils ont abandonné, celle où ils
vivaient depuis plusieurs générations comme le dira le grand-père
au propriétaire.
Pa
va dans un restaurant pour acheter de quoi manger. Il rentre avec sa
jeune fille et son plus jeune fils. La serveuse ne vend la miche de
pain à 15 cents, Pa a 10 cents. Elle s'énerve, elle se moque d'eux
devant des routiers. Mais le patron, derrière le comptoir la remet à
sa place. Elle se fait plus gentille, elle offre même des sucettes
aux deux mômes. Là c'est la partie généreuse de la population qui
contrecarre avec l'absence de respect dans tous les autres lieux.
Mais John Ford montre que c'est difficile de comprendre pour la
plupart des gens ce que vivent ces pauvres, ces déclassés du grand
capitalisme américain.
Ce
sera la ligne conductrice de son récit en étapes successives. Jean
Mitry estimait dans son livre sur John Ford paru en 1954 que le film
souffrait d'une grande monotonie. Ce qui me semble très faux. Au
contraire, John Ford se recentre sur une poignée de personnages
tandis que la route se poursuit. On en connaît précisément la
durée, celle de la grossesse de Rosasharn (Dorris Bowdon), la petite
sœur de Tom enceinte de son mari Connie (Eddie Quillan). C'est donc
un trajet au long court qui a lieu avec une succession de personnages
qui meurt (le grand-père est le premier) ou qui quittent le convoi.
Chaque
fois la situation se dégrade, les humiliations sont plus grandes,
les déceptions s'accumulent. Un voyageur rencontré à une étape
avait pourtant prévenu que l'eldorado de la Californie n'existe pas.
Les Toad faisaient confiance à une publicité qui appelaient à
venir travailler dans les champs ou les vergers de pêche (on est
donc au printemps et en été) mais une fois sur place, le salaire
est misérable, les conditions de vie sont insalubres et pire que
tout, ils sont parqués dans des bidonvilles sans liberté de
n'acheter que les produits vendus par leur employeurs à des prix
prohibitifs : leur salaire est récupéré par les patrons.
L'une
des scènes les plus marquantes, filmée en caméra subjective, une
chose rare dans les films de John Ford, est l'arrivée dans un de ces
campements, un bidonville avant l'heure. On observe les habitants,
tous en haillons, tous sales, tous effrayés voir le camion des Toad
arriver. Ça grouille d'enfants affamés qui vont entourer Ma quand
elle prépare à manger. Elle décide de partager sa pitance avec les
enfants qui se précipitent sur un tas de boîtes de conserve vides
qui pourront servir de bol pour mettre un peu à manger. C'est un
moment terrifiant de pure recréation documentaire dans un film déjà
très social.
Là
où John Ford tape le plus fort est sur la quête désespérée de
Casy. L'ancien pasteur devient un apôtre de la liberté des plus
pauvres bafouée par les patrons. Casy est traité par la police, par
les patrons comme un scélérat. Il appelle à la révolte et il est
traqué sans cesse. Son vieil Tom Joad hésite à le rejoindre dans
le combat, car contrairement à Casy, Tom a une famille. Là encore,
John Ford propose une scène qui montre bien l'injustice des
propriétaires et des grands fermiers qui exploitent la misère du
monde.
C'est
celle du bal dans la campement gouvernemental où la vie est
meilleure. Les fermiers fomentent un complot avec la collaboration
des policiers et de complices infiltrés, une bagarre doit éclater,
les complices doivent la déclencher. À 9h30 pile, la police
interviendra mais le complot est déjoué d'avance. On retrouve la
police, encore plus dégueulasse que d'habitude, affirmer au chef du
campement qu'elle vient pour faire cesser la bagarre. « Quelle
bagarre ? » demande-t-il avec un sourire défiant devant
les flics qui partent dépiter.
Le
film a peu de moments de joie mais celui-ci en fait partie, comme
pour souffler devant l'horreur de cette Amérique capitaliste. Tous
les flics ne sont pas des salauds dans Les Raisins de la colère.
Ward Bond en joue, dans un minuscule rôle, les Toad le croise à une
énième arrête d'eau pour le moteur. Pour une fois le flic est
agréable mais surtout parce qu'il vient du même coin de l'Oklahoma.
Ces courtes pauses accentuent l'intensité du récit toujours dénué
de toute démagogie font des Raisins de la colère un film
immense, ça paraît évident mais il faut le rappeler.
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