Le
premier plan de Tristana cadre Tolède, la ville de la
jeunesse de Luis Buñuel où il allait avec Salvador Dali et Federico
Garcia Lorca passer du bon temps, manger, boire, visiter les musées.
Même si le nom de la ville espagnole n'est jamais citée et que la
date où se déroule le film n'est pas précisée, il est possible de
comprendre que tout se passe dans les années 1920, en tout cas
pendant la république et avant le pronunciamiento de Franco et ses
sbires. Don Lope (Fernando Rey) se considère en effet comme un athée
et il ne s'en cache pas. C'est ainsi une époque révolue que le
cinéaste évoque pour son troisième film espagnol après Las
Hurdes en 1937 et Viridiana en 1961.
Don
Lope est un homme dans la cinquantaine, un vieux beau qui s'est vu
confié la garde d'une pupille, la belle et jeune Tristana (Catherine
Deneuve). Innocente, elle ne voit pas que son tuteur élabore des
sentiments à son encontre. Il la tutoie et elle le vouvoie (il faut
d'abord s'habituer au doublage de cette coproduction européenne,
Fernando Rey n'a pas sa propre voix comme dans Le Charme discret
de la bourgeoisie). Rentier, après avoir passé sa journée au
café avec ses amis de la même classe sociale, il rentre et Tristana
vient lui apporter ses pantoufles, elle s'agenouille, lui retire ses
souliers et enfile les pantoufles.
Don
Lope a des principes, oh, ça oui. Tristana ne peut pas sortir dehors
toute seule. Elle doit être accompagnée de la bonne Saturna (Lola
Gaos) mère d'un fils muet prénommé Saturno (Jesus Fernandez) dont
elle ne sait que faire. Il devient trop vieux pour l'institution et
n'aime pas travailler. Lors de leurs promenades, Tristana rentre un
jour dans la cour d'une maison et croise le regard bleu d'Horacio
(Franco Nero), un artiste peintre Bohème. Il veut faire son
portrait, ils s'embrassent, bien plus fougueusement que quand Don
Lope l'a embrassée.
Car
le vieil homme a des sentiments pour sa fille adoptive. Luis Buñuel
procède par ellipse fulgurante. D'un plan à un autre, on apprend
que Lope a épousé Tristana. Il est son père et son mari, comme il
le dit. Plus tard, Tristana s'enfuira avec Horacio loin de Tolède,
presque avec l'assentiment de Don Lope, là encore une ellipse de
deux ans fait avancer le récit à toute vitesse. Entre le bel
artiste et le vieux déliquescent, Tristana choisit la jeunesse et
elle le fait ressentir avec mépris et insolence à Don Lope, le
libertaire la laisse libre de partir comme de revenir.
La
transformation de Don Lope passe par l'abandon de ses petites
habitudes. Don Lope rencontre un jour lors d'une promenade une
vieille dame qui l'insulte et elle le vilipende en retour. Il s'agit
de sa sœur aînée qui possède la fortune de la famille. Elle meurt
avant lui. Plus tard, il calmera son anticléricalisme et offrira du
chocolat chaud à trois curés, dans l'une de ces scènes aux
dialogues compassés dont Luis Buñuel a le secret de rendre
passionnantes. Ses pairs du club qu'il fréquente commencent à
médire sur lui, sur son physique dégradé et la fuite de Tristana.
Elle
était enfant, elle est devenue femme. Elle n'aura plus à mettre ces
pantoufles qu'elle jette à la poubelle. Mais Luis Buñuel continue à
parler des pieds et commet la folie d'amputer la jambe droite de
Tristana. Elle claudique mais reste terriblement belle. Devant
Saturno dans un bosquet qui demande à la voir, elle se met sur son
balcon, après avoir posé sa jambe de bois, et Luis Buñuel ne filme
que son visage, sans dialogue, sans musique, juste le chant des
oiseaux, il filme le mystère de Catherine Deneuve, son sourire
énigmatique qui esquisse autant la folie que le désir.
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