Régulièrement,
l'un des personnages de Leto, le surnommé Sceptique
(Aleksandr Kusnetsov) regarde directement le spectateur et lui assène
un stupéfiant « ceci n'est pas la réalité ». La
réalité de Leto c'est ces jeunes femmes qui rentrent par la
fenêtre dans une salle de spectacle de Leningrad au début des
années 1980 pour assister à un concert de rock du groupe Zoopark.
La fenêtre est celle des chiottes et deux gardiens tentent
d'empêcher cette intrusion. Mais rien n'y fait, elles sont plus
malines et la caméra les suit dans ce petit trajet des couloirs
jusque dans cette salle.
Tous
assis, personne debout, pas de mouvement de mains, pas de joie trop
ostentatoire. Les spectateurs doivent absolument rester immobiles
sans quoi ces mêmes gardiens viennent les calmer. C'est dans cette
Union des Républiques Socialistes Soviétiques moribonde dirigée
par l'ours Léonid Brejnev, si on autorise des groupes de rock – où
l'on chante russe – à jouer pour la jeunesse, on demande que cela
se fasse sans enthousiasme. Et régulièrement, Sceptique vient
mettre son grain de folie dans des scènes de comédie musicale où
l'image s'anime, s'émaille de couleurs et de ratures.
Car
le rock ne peut pas être sage. La différence entre le réalisme
socialiste du pouvoir et la réalité soviétique de la jeunesse
tient dans ces visions qu'a Sceptique. Pour vivre en rockeur, il faut
se détacher du monde qui entoure les personnages. Dans le train
quand la troupe part en week-end au bord de la Baltique, un vieux
soûlard vient dire tout ce qu'il pense de mal de cette jeunesse
occidentalisée avant que la police n'intervienne pour casser la
gueule d'un jeune. C'est isolé de ce monde que le rock vivra comme
sur cette plage où l'on picole, on gratte la guitare, on se baigne à
poil dans un bain de minuit libératoire.
Cette
belle séquence en longs plans dignes de Federico Fellini où les
corps se rencontrent et se retrouvent permet, après le concert
initial, de découvrir le trio principal de Leto. Mike (Roman
Bilyk), lunettes noires sur le nez, Natacha (Irina Starshenbaum) sa
femme et mère de leur fils nouveau né et Viktor (Teo Yoo). Le
premier est le leader, guitariste chanteur du groupe Zoopark, le
dernier débarque avec ses propres chansons, sans avoir de nom de
groupe. C'est dire s'il est encore moins dans le système que Mike
qui est déjà un réfractaire à cette manière imposée de jouer du
rock dans cette salle de concert.
Dans
ces quelques magnifiques scènes de comédie musicale, ce sont les
chansons des groupes admirés qui sont reprises alors que dans les
scènes de concert, répétition, écriture, ce sont les chansons de
Mike ou Viktor que l'on entend, tous deux ont existé et ce sont
leurs morceaux qui sont joués. On est tellement loin de Bohemian
Rhapsody, Leto est tellement plus incarné que les moments
musicaux sont des respirations bienvenues dans le carcan soviétique
de l'époque, admirablement bien rendus (les appartements collectifs
et leur promiscuité).
Viktor
et Mike deviennent amis. Malgré tout, malgré la rivalité musicale
qui s'affirme très vite, Mike est doué, Viktor est un génie, il a
le sens du refrain comme le montre la journée à la plage,
l'enregistrement de son album. Rivalité amoureuse pour Natacha qui
navigue entre eux. Mais aussi immense complicité, pas de manichéisme
infantile dans le film de Kirill Serebrennikov mais au contraire une
variation de gestes d'amitié. La tasse de café à apporter au
travail, l'écoute des disques venus d'occident (David Bowie, T-Rex,
Lou Reed – et tout le monde est d'accord, Lou Reed se la joue).
Beauté,
force, rythme, Leto emmène son spectateur vers des contrées
rarement visitées de cette manière, sans nostalgie putassière,
sans renvoyer dos à dos pouvoir et jeunesse (la directrice de la
salle de rock qui auditionne), ça fait du bien. Le film est en noir
et blanc mais les touches de couleur ne sont pas seulement une
bouffée d'air frais, elles font preuve d'une inventivité formelle
(les split screens avec les paroles de chanson, les films super 8).
Evidemment c'est un reflet bourré d'humour de la chape de plomb de
la Russie de Poutine, raison de plus pour aller voir Leto.
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