La
Rotonde, le France et le 89, ce sont les noms de cafés où traîne
la jeunesse de Narbonne et parmi eux deux spécimens que suit Jean
Eustache à la trace, Dumas (Gérard Zimmermann) toujours la
cigarette à la lèvre comme le dit son comparse Daniel (Jean-Pierre
Léaud). Il se fait le narrateur de ce récit situé pendant les
vacances de Noël et tourné en hiver 1965 loin, très loin de Paris
(on entend l'accent du midi dans la bouche des seconds rôles), dans
la ville du cinéaste, le tout tourné avec de la pellicule fournie
par Jean-Luc Godard quand il réalisait Masculin féminin, il
est le producteur du Père Noël a les yeux bleus.
47
minutes pour trouver de l'argent pour acheter un duffle-coat. Acheter
un duffle-coat pour aller du 89, le café le moins côté, celui des
tocards, à la Rotonde, celui où Daniel sera enfin entré dans la
grand monde et pourra draguer facilement les jeunes femmes. Le
Père Noël a les yeux bleus est l’ancêtre du teen-movie
français, un cas unique en France, sans doute avec Un steack trop cuit de Luc Moullet. Mais contrairement à Luc Moullet qui reste
dans un appartement en son post-synchronisé, Jean Eustache tourne en
ville, en décors naturels (et parfois les gens, les vrais, regardent
attentivement la caméra, étonnés) et en son synchrone (on aperçoit
dans certaines scènes le micro perche).
Il
faut coller le plus possible à la réalité, ainsi quand Daniel
cause avec une fille sur un banc dans la rue, parfois les voix sont
couvertes par le bruit des mobylettes, peu importe, ce son en plus,
ce son que d'autres cinéastes auraient jugé sale est accepté et
prend du sens. La pellicule n'est pas jetée à la poubelle, au
contraire elle raconte la difficulté de Daniel et des autres à
rencontrer des filles, à s'exprimer facilement, à ne pas rendre
jaloux les autres gars. Ce « connard » avec l'accent du
sud proféré quand un gars se promène avec une jeune femme,
essayant de passer sans leur dire bonjour, esquissant un petit geste
qui semble dire « m'emmerdez pas ».
Dumas
porte une vieille veste, elle lui sert à piquer des bouquins à la
librairie, il met les livres dans les poches intérieures. D'une
certaine manière, il fait partie du passé, c'est sans doute pour
cela que Daniel, en tant que narrateur, utilise le passé composé et
non le présent pour sa voix off, comme s'il racontait une part de sa
vie définitivement révolue. Quand il s'agit de voler des bouquins,
Daniel est plus timoré, il ne prend que des petits livres et quand
il les revend, ça ne lui rapporte pas beaucoup d'argent. Il a donc
du mal à trouver de l'argent pour son nouveau duffle-coat. La
rencontre avec un photographe (René Gilson) qui a besoin d'un Père
Noël pour prendre en photo les passants est déterminante.
Il
embauche Daniel qui revêt la barbe et la houppelande blanche pendant
quelques jours, il est devenu ainsi différent, il voit d'ailleurs
moins Dumas, commence à changer d'amis quand il progresse dans
l'échelle sociale. Il peut maintenant toucher les femmes et il ne se
gène pas, sous le regard complice du photographe. Il passe incognito
et Jean Eustache se charge de filmer ces gestes que l'on imagine
chargés d'une sensualité et d'un désir sexuel intenses révélant
la frustration de la France gaullienne, celle du début de la
Nouvelle vague. Il filme ces gestes comme une ultime et brève
récompense pour des heures passées dans le froid à grelotter.
C'est
ce poids immense en désir qui fait résonner le cri des trois
garçons en fin de film. Ils se promènent de nuit, Daniel a enfin
son superbe duffle-coat après avoir tant trimé. Les trois garçons
dans les rues désertes de Narbonne gueulent dans la rue « au
bordel, au bordel, au bordel ». L'un d'eux dit qu'un de ses
amis avait croisé son père et son grand-père au bordel. Ce mot
bordel, cet enthousiasme des jeunes gens à s'y rendre, a scandalisé
certains en 1967 quand le film est sorti, comme si Jean Eustache
mettait tout haut sur l'écran ce que personne ne voulait jamais
montrer, cette misère sexuelle qu'on guérit comme on peut, avec un
duffle-coat gagné grâce à l'esprit de Noël pour aller au bordel.
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