Pour
pénétrer dans Fort Buchanan, il faut abandonner beaucoup
d'habitudes, laisser au vestiaire le goût pour le réel et se
confronter à un monde qui n'existe que dans le cinéma. C'est
d'abord un cadre très carré, un récit filmé en 16 mm format que
l'on a bien oublié depuis le numérique. Le grain à l'image fait
partie du projet et les gros plans des acteurs principaux accueille
le spectateur pour 65 minutes. Pas de fort pour l'instant, mais
l'orée d'une forêt qui sert de décor à ces quelques acteurs et
actrices qui ne parlent que d'une chose : leurs maris soldats à
l'autre bout du monde.
Andy
Gillet, que l'on connaît surtout pour Les Amours d'Astrée et de
Céladon d'Eric Rohmer est Roger. Il est le plus éploré de
tous, son mari Frank (David Baiot, un comédien du soap opéra de
France 3 Plus belle la vie – série que je n'ai jamais regardée)
est au Fort Buchanan, à Djibouti, dans une caserne. Leur fille de 18
ans, Roxy (Iliana Zabeth), pulpeuse demoiselle qui dévoile ses
courbes et son regard de braise, a décidé d'intégrer l'école
militaire de Saint-Cyr. Double inquiétude pour son papa qui n'en
peut plus de cette vie entourée de soldats.
On
ne saura jamais comment un couple d'hommes a pu avoir une fille. Mais
c'est ceci qui est au cœur du film de Benjamin Crotty, jeune
réalisateur exilé du nord ouest des Etats-Unis pour tourner, au
beau milieu de la Meuse, puis en Tunisie quand le film est censé se
dérouler à Djibouti, cet étrange partition filmique qu'est Fort
Buchanan. Il crée une cosmogonie proche du fantastique où même
les hommes peuvent tomber enceinte, où les sexualités ne sont pas
des questions sociales et où le désir et le sensualité traînent à
chaque coin du cadre.
Il
s'agit bien d'une partition musicale et chorégraphiée dans Fort
Buchanan. Autour de Roger, personnage pivot, quatre femmes et un
homme tournent. La délurée Justine (Mati Diop), l'androgyne Denise
(Judith Lou Levy), la vamp Pamela (Pauline Jacquard), la sage Nancy
(Nancy Lane Kaplan) et il ne faut pas oublier le fermier (Guillaume
Palin) à l'accent du sud ouest, uniquement vêtu d'un débardeur
blanc et d'un vieux jean, le seul affublé de deux enfants depuis le
décès de son époux. Chacun tente de consoler son prochain. Chacun
dévoile sa frustration sexuelle.
Les
dialogues que se lancent les personnages sont issus, dixit le
cinéaste, d'une immense base de données confectionnée à partir de
répliques entendues dans des soap opéras américains. Des phrases
toute faites que l'on entend dans les bouches des acteurs des séries
télé, autant de clichés qui explosent devant le parti-pris formel
volontariste. Le résultat et l'effet sur le spectateur sont très
étonnants, évoquant les méthodes godardiennes de citations tout
azimut tout autant que les rapports amoureux chers à Rohmer.
La
deuxième partie du film quitte les bois de Lorraine pour le désert
africain. Les épouses et Roger, accompagnés de Guillaume – sans
raison apparente – rejoignent enfin les maris. Pas de chance pour
Roger, Frank a trouvé à Djibouti un autre homme, plus jeune et plus
vigoureux. La caserne ne ressemble pas à une caserne, pas plus que
la cabane de la forêt ne ressemblait à un immeuble. Mais sous le
soleil qui tape, la rupture entre les deux maris n'en finit pas
d'avoir des répercussions. Le retour en France finira avec
l'implosion du groupe, le début de la solitude pour Roger.
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