C'était
au cinéma Accatone, dans le Quartier Latin, il y a trou juste 25 ans
que j'ai découvert au cinéma, sur grand écran, Salò
ou les 120 journées de Sodome. C'était la première fois que je
voyais un film de Pasolini, il faut une première fois à tout, et
cela a été une séance marquante. La version projetée était celle
en français, ce que l'on appelle la version officielle, doublée en
français, notamment par Michel Piccoli pour l'un des quatre notables
qui instaurent à leurs seize futures victimes un régime de
sexualités extrêmes. J'avais lu le livre du Marquis de Sade une
dizaine d'années après avoir vu le film, un recueil d'expériences
sexuelles racontées par des maquerelles. Les premiers des 120 jours
sont écrits, les derniers sont restés à l'état de brouillon.
Quelque
chose de mathématique s'est toujours dégagé du film, les chiffres
abondent dans tous les sens. 120 jours organisés par 4 notables
dégénérés, quatre hommes fin de race persuadés d'être
l'aristocratie de l'Italie fasciste moribonde. Les 4 hommes épousent
les filles de chacun d'entre eux, dans une variation d'échangisme
sexuel. Ils les traiteront plus tard comme de véritables
domestiques, elles seront constamment tenues dans la plus stricte
nudité quand elles servent les repas. Les 4 notables ont engagé
quatre vieilles putes pour raconter leur vie sexuelle trépidante, en
tout cas selon leur critère. Chacune d'elles va causer à tour de
rôle dans trois parties intitulées Cercle des passions, Cercle de
la merde et Cercle du sang.
Ceux
qui vont devoir écouter ces récits sont les victimes comme le
désigne le générique. Le prologue de Salò ou les 120 journées
de Sodome expose la chasse de ces jeunes hommes et femmes, c'est
le Vestibule de l'enfer. Ce seront les seules scènes hors de
l'immense demeure qui sert de résidence aux vieux vicieux et aux
vieilles maquerelles. Mais Pier Paolo Pasolini filme cette chasse en
extérieur comme des scènes de guerre dans un ton grisâtre,
histoire de bien marquer non seulement la différence avec ses trois
films précédents (Décaméron, Contes de Canterbury,
1001 nuits, œuvres colorées) mais aussi pour figurer le
crépuscule du fascisme dans cette république fantoche établie à
Salò par les ultimes partisans de Mussolini. Les aristocrates sont
fiers de leurs captifs. Les captifs se demandent dans quel traquenard
ils sont tombés.
Continuons
l'énumération des nombre de Salò. 4 chefs, leurs 4 filles, 4
conteuses, 16 victimes composées de 8 garçons et 8 filles, 4 jeunes
soldats et 4 aides de camp. Et quelques servantes qui ne viendront
jamais dans la demeure, l'une des servantes, une jeune femme noire
couchera avec l'un des aides de camp, ce dernier lèvera le poing en
signe de résistance dans une nudité totale. C'est cette image qui
illustrait l'article des Cahiers du cinéma, un regard fixe vers le
spectateur. L'image était en noir et blanc dans la revue de cinéma.
Le jeune homme dans le film sera assassiné avec violence quand les
quatre maîtres découvrent. Jamais les visages de ces salauds ne
paraîtront aussi haineux et fiers de tuer. C'est le lancement de
l'extermination de leurs victimes dans un délire de tortures sur des
extraits de Carmina Burana (Veris Leta Facies), les plus sinistres.
Les scènes de torture sont vues successivement par chacun des
maîtres par le petit bout de la lorgnette.
C'est
ce sourire devant la souffrance des proies qui crée un certain
effroi. Il l'aboutissement de ces trois cercles où les historiennes
de la sexualité racontent à ce public soumis leur dépravation,
leur dépucelage dès l'enfance, leur viol par des notables, leur
prostitution. Ce public passif est assis par terre, sur quelque banc,
sur des chaises. Il n'est pas une métaphore du public du film mais
son prolongement, obligé d'écouter puis bientôt d'y participer,
soumis au bon vouloir des quatre maîtres. Il ne s'agit plus
seulement de regarder et d'écouter passivement, son et image comme
dirait l'ermite de Rolle, mais d'entrer dans le cadre, de se mettre à
nu dans le récit. Cela se fait progressivement. Le cercle des
passions a presque un aspect comique dans un contraste entre les
tenues de collégiens des auditeurs et les vieilles conteuses qui
donnent des leçons ridicules sur la sexualité. Cette première
partie est comme un teen movie, certes totalement statique.
Se
mettre à nu passe par l'ablation des vêtements des 16 victimes,
puis des aides de camp enfin des quatre maîtres. Seuls les quatre
petits soldats conservent jusqu'au bout leur étrange accoutrement,
petit gilet, pantalon retourné et grosses chaussettes. Dans cette
mécanique mathématique, les cercles et les carrés ne peuvent pas
se mélanger sauf à de rares exceptions quand le jeune Rino,
entièrement nu, regarde droit dans les yeux le Juge, son maître
habillé et qu'ils s'embrassent. Il y a dans le regard du garçon un
défi comme une soumission que ne manque pas d'intriguer les autres
prisonniers de la demeure. Le Juge est persuadé d'avoir réussi à
briser sa victime et un semblant de douceur parvient à l'image avant
le déchaînement de violence quand tout le monde se rend compte que
les carrés ne peuvent rentrer dans des cercles.
Actes
de résistance : l'accordéoniste est la seule à ne pas
raconter ses bobards aux jeunes gens. Incarnée par Sonia Saviange,
elle rejoue son sketch de Femmes femmes de Paul Vecchiali avec
Hélène Surgère, étrange greffe. Actes de torture : fouetter
les jeunes gens qui doivent se comporter en chiens en hurlant
« mange, mange ». Mettre des clous dans de la polenta
pour couper la langue d'une victime. Se taire est ainsi un acte de
contrer les récits des maquerelles et de lutter contre les coups de
fouet des maîtres. A la fin, tandis que le bruit des avions hors
champ, ceux des soldats alliés venus renverser les nazis et les
fascistes de Salò, deviennent plus insistant dans la bande son, les
maîtres détruisent leur preuves, détruisent les corps. Seuls les
petits soldats retournent à leur vie d'avant, vont retrouver leur
petite amie. Il se saluent gentiment et quittent le film.
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