Avant
de s'engouffrer dans Crash, il faut jeter un œil à sa
bande-annonce pour bien se rendre compte à quoi ne ressemblera pas
le film de David Cronenberg. C'était la mode du thriller érotique
(Basic Instinct, Sliver, Body of evidence,
Proposition indécente), ceux qui ont conçu cette
bande-annonce ont tenté de faire croire que Crash serait de
cette veine, montage ultra haché, plans uniquement sur les scènes
de cul et musique techno très éloignée de celle de Howard Shore,
l’une des plus sobres composées pour un film de David Cronenberg.
Ces riffs de guitare électrique lancinants et aigus ne sont pas sans
rappeler les bruits de tôles de deux voitures qui s’entrechoquent.
À défaut du montage rapide de la bande annonce, le premier plan de
Crash est, au contraire, totalement aérien, un lent mouvement
de caméra entre les carlingues d’avions dans un hangar.
Une
femme blonde, Catherine (Deborah Kara Unger) se frotte contre le
métal de l’avion, elle ouvre son soutien-gorge, laisse dépasser
un sein et l’applique sur le nez de l’avion. Un homme s’approche
d’elle, on ne voit que son pantalon,autant elle est filmée plan
poitrine, autant il apparaît plan braguette. Il commence à retirer
sa chemise et son visage n’est visible que lorsqu'il se baisse pour
poser ses lèvres sur les fesses et le sexe de la femme. Ailleurs,
James Ballard (James Spader porte le nom de l'auteur du récit écrit
par le romancier, une manière plus directe que dans Le Festin nu)
est attendu sur le plateau d’un tournage, dans les loges, il est
affairé lui aussi à embrasser le cul d'une femme. Le soir, dans
leur appartement au bord d’une autoroute, Catherine et James, mari
et femme, parlent de leur baise respective sur un ton naturel voire
détaché.
Dans
le mot crash, il y a cars, c'est un peu bête à dire mais le film de
David Cronenberg fonctionne ainsi. Deux voitures se rentrent dedans,
se percutent, s’emboutissent et ensuite les conducteurs baisent
ensemble. James Ballard sort du boulot et tient sur son volant les
pages du scénario sur lequel il travaille. Lire ou conduire, il faut
choisir. Il perd le contrôle de son véhicule, déboule dans une
voie contraire et rentre dans la voiture d’Helen (Holly Hunter), le
mari de cette dernière, qui conduisait, traverse le pare-brise et
est éjecté dans la voiture de James. Hébétée, Helen détache sa
ceinture, le geste laisse apparaître son sein gauche. Cette scène,
l’accident, la stupéfaction, la poitrine, les visages sont
l'amorce d’un dérèglement généralisé de tous les personnages.
« C'est
étonnant qu’ils nous laissent venir voir notre voiture » dit
Catherine à son mari. Toute cabossée comme le corps de James. Il a
passé plusieurs semaines à l'hôpital. La jambe de James est filmée
dans un lent travelling comme un paysage inconnu, les broches, le
métal, les cicatrices, rien n’est oublié. C'est le nouveau monde
de James. Dans un couloir, il croise Helen. Elle est avec un
infirmier. En tout cas, James le croit. Vaughan (Elias Koteas)
s’approche de lui. Il le sent, l'effleure des doigts, le regarde
droit dans les yeux comme il regardait avec passion la jambe
embrochée de James. Dès sa première apparition, Vaughan apporte
une sensualité qui manquait jusque là, terriblement plus érotique
que les deux scènes de cul, glaciales et cliniques, de Catherine
puis James. D’un simple regard, Vaughan semble faire l’amour avec
James et déclenche chez lui, une irrépressible volonté d'assouvir
son désir.
Vaughan
n’est pas infirmier, d’ailleurs on ne saura pas bien ce qu’il
est. On sait ce qu'il aime : les accidents de voitures. Dans son
culte du crash, il a une petite cour, Helen en fait partie, elle
initie James au sexe dans une carcasse, qu'il faut voir comme les
métamorphoses dans les autres films de David Cronenberg. Seule cette
transformation du corps entraîne la plénitude sexuelle et
l’orgasme. Vaughan veut reconstituer l’accident de James Dean, il
le met en scène devant son public, micro à la main. Dans cette même
idée de mise en scène, l'une des séquences les plus troublantes
est celle où Catherine et James couchent ensemble. Elle le met à
l'épreuve, lui propose d'imaginer comment Vaughan le sodomiserait,
comment James le sucerait, elle le force à imaginer les odeurs, les
gestes, les sécrétions, elle aiguise son désir et tout le reste du
film n’aura d’autre enjeu que de parvenir à mettre en réalité
ce fantasme, à réussir à le mettre en scène.
Encore
plus que dans Faux semblants, Le Festin nu et M.
Butterfly (que je n’ai pas revu depuis longtemps), la
sensualité, le sexe et le désir sont décrochés de la question du
genre et de la sexualité, hétéro ou homo. Le corps est le seul
intérêt du cinéaste, comment il fait éclater le cadre, la scène
la plus emblématique est celle où Gabrielle (Rosanna Arquette) veut
entrer dans une voiture chez un concessionnaire. Gabrielle a les deux
jambes immobiles, enfermées dans une minerve (ces jambes étaient en
couverture des Cahiers du cinéma lors de la sortie de Crash).
Le film essaie toutes les combinaisons entre James, Helen, Gabrielle
et Vaughan, excluant Catherine la seule sans accident. Vaughan veut
remédier à cela, en bon gourou, il veut l’inclure dans son culte
du corps cicatrisé et de la chair difforme. Il fait aussi éclater
la manière de filmer les voitures qui roulent, décalant sa caméra,
cela crée un sentiment d'inconfort, d'instabilité.
La
dernière partie de Crash est consacrée à cet accident
promis que Catherine espère, attend et craint, il ne s'agit de rien
d'autre qu'un dépucelage, le crash de bagnole est limpidement un
coït, David Cronenberg n'a même pas besoin de le métaphoriser. En
attendant cet ultime accident de voiture, Vaughan et James ne sont
devenus qu’un (David Cronenberg les filmera dans un cadre
similaire, l'un après l'autre, dans leur tentative de crasher
Catherine en voiture). Ils arborent un tatouage commun et baisent
dans la voiture. Les mains écartées du premier se posent sur le
corps du second, les lèvres embrassent les cicatrices fraîches des
tatouages, les langues découvrent ces corps en lambeaux. La
prophétie de Catherine s'accomplit au crépuscule. Crash est
pour moi le meilleur film de David Cronenberg, il achève mon long
marathon des œuvres du cinéaste.
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