Avant
de devenir le personnage principal, le pivot du film, son centre de
gravité, Alexandre (Bertil Guve) n'est qu'un enfant perdu au milieu
de tous les autres enfants et des adultes à la voix forte comme des
des discrètes domestiques. Pourtant le prologue clame bien, de
manière bien énigmatique et symbolique, que ce jeune homme aux
visions morbides et érotiques (la statue aux seins nus qui semble
devenir vivante) sera le sujet de Fanny et Alexandre.
Le
monde dans lequel évoluent Alexandre et de sa petite sœur Fanny
(Pernilla Allwin), personnage qui ne dépassera guère le statut de
silhouette, en contraste absolu avec son frère, est celui de la
Suède de 1906. Un ville de province typique où domine la famille
Ekdhal et dans la famille Ekdhal la matriache Helena (Gunn Wallgren),
veuve depuis des années, dirige son petit monde avec tact et doigté
et les trois familles de ses fils, Oscar, Gustav Adolf et Carl.
Quand
commence Fanny et Alexandre, l'excitation est à son comble
puisque c'est Noël. On parle souvent de magie de Noël et pour
Ingmar Begman cette magie n'est pas un vain. La soirée de Noël dura
plus d'une heure et la nuit pratiquement 1h30, c'est-à-dire la durée
d'un long métrage classique. Fanny et Alexandre durait 3h08 à sa
sortie en France en 1983, il fait cette année 5h15. Dire que j'ai
tant attendu pour découvrir ce film et cette immense et géniale
soirée de Noël de la famille Ekdahl emporte tout sur son passage.
Le
père d'Alexandre, Oscar (Allan Edwall) commence à fêter Noël dès
la dernière ligne de la pièce de théâtre qu'il joue. A peine
sorti de scène avec sa troupe (on reconnaît quelques acteurs
d'Ingmar Bergman), il invite tout le monde dans l'escalier à boire
un verre, à partager la brioche de Noël. Oscar est un phénomène,
un joyeux vivant et le directeur du théâtre avec sa femme Emilie
(Ewa Fröhling), bien plus jeune que lui d'où le jeune âge de leurs
deux enfants Fanny et Alexandre. Mais à la maison, c'est sa mère
qui dirige tout.
Les
domestiques, les petites bonnes, certaines jeunes telle Maj (Pernilla
August) dont le destin sera intimement lié à Gustav, certaines dans
la maison depuis des décennies (l'une d'elles, qui n'a pas sa langue
dans sa poche, dit à sa maîtresse que c'est le 43ème Noël
qu'elles célèbrent ensemble) plante le décor, littéralement elles
installent les décorations, placent les cadeaux, dressent la table,
apportent les plats. Mais cette année, comme un signe, les
domestiques doivent prendre place autour de la table. Elles en sont
très gênées.
Helena
reçoit son vieil ami Isak Jacobi (Erland Josephson), un antiquaire
juif. Dès son arrivée, il embrasse la grand-mère sur la bouche. On
comprend vite qu'il a été jadis son amant. Les maris, les amants,
quelle chose compliquée. Gustav (Jarl Kulle), jovial et désopilant
bonhomme est mariée à Alma (Mona Malm), ils ont trois enfants.
Gustav est un invétéré coureur de jupons. Tout le contraire de
Carl (Börje Ahlstedt) malheureux dans son mariage avec Lydia
(Christina Schollin), une Allemande qui ne lui a jamais donné
d'enfants.
La
soirée de Noël est l'un des plus beaux moments du cinéma d'Ingmar
Bergman. Il développe un génial sens du rythme pour présenter tous
ses personnages avec lesquels on fait faire un bout de chemin.
Alexandre observe de loin tout cette agitation comme il se cache
quand son père répète Hamlet. Il joue un fantôme et au cours de
ces répétitions, il commence à perdre pied, à oublier ses
répliques. Alexandre est derrière le décor, sans doute pas du tout
prêt à entrer sur le devant de la scène, mais il va bien falloir
remplacer son père qui meurt.
Le
changement de personnage principal, d'Oscar le père à Alexandre le
fils ne se fait pas sans douleur pour ce dernier. Il refuse de
quitter l'enfance, donc de se séparer de son ours en peluche. Il se
cache sous la table comme un enfant apeuré mais assez vite il va
devenir confronter un monde inconnu, un monde à l'opposé des
décorations de Noël avec ses couleurs chatoyantes, ces lumières
pleines de chaleur, ses sourires, ses chants. Si Fanny et Alexandre
fêtait Noël en fanfare pendant 1h30 c'est pour montrer tout ce
qu'Alexandre va perdre avec la mort de son père.
La
mort et l'enfer ne sont pas loin. Et d'abord un mort vivant, celui de
son père qui vient visiter son fils avec un regard d'une tristesse
infinie, comme s'il savait ce qui allait l'attendre, lui, Fanny et
Emilie. Le fantastique, puisqu'on répète Hamlet, n'est jamais loin,
sous forme de fantôme, de rêve, de visite incongrue (Ismaël,
l'étrange frère de Aron et Isak Jacobi, il semble lire le futur et
son aspect est androgyne), et la tante de l’évêque, un femme à
l'obésité morbide, au regard mort et lent, qui doit être nourrie à
la cuiller.
Cet
évêque est l'incarnation du Mal. Dès sa première apparition dans
le chapitre 3 du film, on sent par ses regards fixes, par ses gestes
trop emphatiques et par sa voix ensorcelante, qu'il ne peut amener
que le malheur chez les Ekdahl. Après avoir regardé To be or not
to be où Hamlet affrontait les nazis, je constate que Fanny
et Alexandre n'en est pas si éloigné que ça. Quand l'évêque
Edvard Vergerus (Jan Malmsjö) dit à Alexandre « j'ai les
moyens de te faire parler » en le torturant physiquement et
psychologiquement, Ingmar Bergman le voix comme la racine du nazisme.
Cette
horrible visage de la religion se répercute sur celui de sa famille.
La mère et la sœur de l'évêque, sa tante, toutes sont dégénérées,
viscéralement méchantes, la noble parole jamais sur leurs lèvres.
Les employées, ce n'est guère mieux, notamment Justina (Harriet
Andersson), aux cheveux tirés et au visage raide ira dénoncer
Alexandre quand il invente des histoires. Sa petite moue de
satisfaction de voir l'enfant se faire punir est terrifiante. C'est
dans ces simples regards, mimiques, gestes que la beauté du film est
renversante.
Car
Alexandre invente des histoires pour fuir toute cette morbidité et
cette tristesse. Pour Edvard Vergerus, il ment. Non pas que le
mensonge soit si grave mais c'est qu'Alexandre refuse de se soumettre
au monde de l'évêque, à cette réalité carrée et vide. La mère
d'Alexandre en épousant cet évêque ne pensait pas qu'il
chercherait à détruire l'âme d'Alexandre (on remarque d'ailleurs
que Fanny répond à chaque question de cet homme par une phrase de
pure soumission). Elle a déjà abandonné la vie, Bergman lui refuse
le statut de personnage.
Le
rêve, le théâtre, l'imagination effraient la religion et les
religieux parce qu'elles les libèrent. Il en faudra du temps à
Emilie pour enfin comprendre dans quel piège elle est prise.
Quelques mises en scène pour venir délivrer ce beau monde (Isak
Jacobi et ses tours de magie, les frères Gustav et Carl en pleines
tirades) seront nécessaires. En 5h15 avec une multitude de détails,
d'autres intrigues, avec humour parfois, on se rappelle parce que
c'est nécessaire que le théâtre (ou le cinéma) c'est la vie et la
religion c'est la mort.
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