lundi 5 août 2019

Fanny et Alexandre (Ingmar Bergman, 1982)


Avant de devenir le personnage principal, le pivot du film, son centre de gravité, Alexandre (Bertil Guve) n'est qu'un enfant perdu au milieu de tous les autres enfants et des adultes à la voix forte comme des des discrètes domestiques. Pourtant le prologue clame bien, de manière bien énigmatique et symbolique, que ce jeune homme aux visions morbides et érotiques (la statue aux seins nus qui semble devenir vivante) sera le sujet de Fanny et Alexandre.

Le monde dans lequel évoluent Alexandre et de sa petite sœur Fanny (Pernilla Allwin), personnage qui ne dépassera guère le statut de silhouette, en contraste absolu avec son frère, est celui de la Suède de 1906. Un ville de province typique où domine la famille Ekdhal et dans la famille Ekdhal la matriache Helena (Gunn Wallgren), veuve depuis des années, dirige son petit monde avec tact et doigté et les trois familles de ses fils, Oscar, Gustav Adolf et Carl.

Quand commence Fanny et Alexandre, l'excitation est à son comble puisque c'est Noël. On parle souvent de magie de Noël et pour Ingmar Begman cette magie n'est pas un vain. La soirée de Noël dura plus d'une heure et la nuit pratiquement 1h30, c'est-à-dire la durée d'un long métrage classique. Fanny et Alexandre durait 3h08 à sa sortie en France en 1983, il fait cette année 5h15. Dire que j'ai tant attendu pour découvrir ce film et cette immense et géniale soirée de Noël de la famille Ekdahl emporte tout sur son passage.

Le père d'Alexandre, Oscar (Allan Edwall) commence à fêter Noël dès la dernière ligne de la pièce de théâtre qu'il joue. A peine sorti de scène avec sa troupe (on reconnaît quelques acteurs d'Ingmar Bergman), il invite tout le monde dans l'escalier à boire un verre, à partager la brioche de Noël. Oscar est un phénomène, un joyeux vivant et le directeur du théâtre avec sa femme Emilie (Ewa Fröhling), bien plus jeune que lui d'où le jeune âge de leurs deux enfants Fanny et Alexandre. Mais à la maison, c'est sa mère qui dirige tout.

Les domestiques, les petites bonnes, certaines jeunes telle Maj (Pernilla August) dont le destin sera intimement lié à Gustav, certaines dans la maison depuis des décennies (l'une d'elles, qui n'a pas sa langue dans sa poche, dit à sa maîtresse que c'est le 43ème Noël qu'elles célèbrent ensemble) plante le décor, littéralement elles installent les décorations, placent les cadeaux, dressent la table, apportent les plats. Mais cette année, comme un signe, les domestiques doivent prendre place autour de la table. Elles en sont très gênées.

Helena reçoit son vieil ami Isak Jacobi (Erland Josephson), un antiquaire juif. Dès son arrivée, il embrasse la grand-mère sur la bouche. On comprend vite qu'il a été jadis son amant. Les maris, les amants, quelle chose compliquée. Gustav (Jarl Kulle), jovial et désopilant bonhomme est mariée à Alma (Mona Malm), ils ont trois enfants. Gustav est un invétéré coureur de jupons. Tout le contraire de Carl (Börje Ahlstedt) malheureux dans son mariage avec Lydia (Christina Schollin), une Allemande qui ne lui a jamais donné d'enfants.

La soirée de Noël est l'un des plus beaux moments du cinéma d'Ingmar Bergman. Il développe un génial sens du rythme pour présenter tous ses personnages avec lesquels on fait faire un bout de chemin. Alexandre observe de loin tout cette agitation comme il se cache quand son père répète Hamlet. Il joue un fantôme et au cours de ces répétitions, il commence à perdre pied, à oublier ses répliques. Alexandre est derrière le décor, sans doute pas du tout prêt à entrer sur le devant de la scène, mais il va bien falloir remplacer son père qui meurt.

Le changement de personnage principal, d'Oscar le père à Alexandre le fils ne se fait pas sans douleur pour ce dernier. Il refuse de quitter l'enfance, donc de se séparer de son ours en peluche. Il se cache sous la table comme un enfant apeuré mais assez vite il va devenir confronter un monde inconnu, un monde à l'opposé des décorations de Noël avec ses couleurs chatoyantes, ces lumières pleines de chaleur, ses sourires, ses chants. Si Fanny et Alexandre fêtait Noël en fanfare pendant 1h30 c'est pour montrer tout ce qu'Alexandre va perdre avec la mort de son père.

La mort et l'enfer ne sont pas loin. Et d'abord un mort vivant, celui de son père qui vient visiter son fils avec un regard d'une tristesse infinie, comme s'il savait ce qui allait l'attendre, lui, Fanny et Emilie. Le fantastique, puisqu'on répète Hamlet, n'est jamais loin, sous forme de fantôme, de rêve, de visite incongrue (Ismaël, l'étrange frère de Aron et Isak Jacobi, il semble lire le futur et son aspect est androgyne), et la tante de l’évêque, un femme à l'obésité morbide, au regard mort et lent, qui doit être nourrie à la cuiller.

Cet évêque est l'incarnation du Mal. Dès sa première apparition dans le chapitre 3 du film, on sent par ses regards fixes, par ses gestes trop emphatiques et par sa voix ensorcelante, qu'il ne peut amener que le malheur chez les Ekdahl. Après avoir regardé To be or not to be où Hamlet affrontait les nazis, je constate que Fanny et Alexandre n'en est pas si éloigné que ça. Quand l'évêque Edvard Vergerus (Jan Malmsjö) dit à Alexandre « j'ai les moyens de te faire parler » en le torturant physiquement et psychologiquement, Ingmar Bergman le voix comme la racine du nazisme.

Cette horrible visage de la religion se répercute sur celui de sa famille. La mère et la sœur de l'évêque, sa tante, toutes sont dégénérées, viscéralement méchantes, la noble parole jamais sur leurs lèvres. Les employées, ce n'est guère mieux, notamment Justina (Harriet Andersson), aux cheveux tirés et au visage raide ira dénoncer Alexandre quand il invente des histoires. Sa petite moue de satisfaction de voir l'enfant se faire punir est terrifiante. C'est dans ces simples regards, mimiques, gestes que la beauté du film est renversante.

Car Alexandre invente des histoires pour fuir toute cette morbidité et cette tristesse. Pour Edvard Vergerus, il ment. Non pas que le mensonge soit si grave mais c'est qu'Alexandre refuse de se soumettre au monde de l'évêque, à cette réalité carrée et vide. La mère d'Alexandre en épousant cet évêque ne pensait pas qu'il chercherait à détruire l'âme d'Alexandre (on remarque d'ailleurs que Fanny répond à chaque question de cet homme par une phrase de pure soumission). Elle a déjà abandonné la vie, Bergman lui refuse le statut de personnage.

Le rêve, le théâtre, l'imagination effraient la religion et les religieux parce qu'elles les libèrent. Il en faudra du temps à Emilie pour enfin comprendre dans quel piège elle est prise. Quelques mises en scène pour venir délivrer ce beau monde (Isak Jacobi et ses tours de magie, les frères Gustav et Carl en pleines tirades) seront nécessaires. En 5h15 avec une multitude de détails, d'autres intrigues, avec humour parfois, on se rappelle parce que c'est nécessaire que le théâtre (ou le cinéma) c'est la vie et la religion c'est la mort.

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