Voici
le film français le plus joyeux, le plus bordélique, le plus
sinistre, le plus talentueux vu ces dernières semaines. C'est pas
rien. Un film tout en oxymores, en paradoxes, en contradictions. Ce
mélange est devenu impossible dans le cinéma français dit social
où la fiction se mâtine de documentaire mais pour finir par faire
un film à thèse où le sujet l'emporte toujours sur le cinéma, sur
la mise en scène et sur le reste (le sujet est important et donc on
ne parle que du sujet, et surtout on n'a pas le droit de faire des
critiques).
Plutôt
que la caricature et les clichés, Les Misérables cherche
l'esquisse, comme dans un roman graphique plus vrai que nature (on
n'est jamais très loin des bédés de Riad Sattouf) et il paraît
que l’œuvre de Victor Hugo plane sur le film comme le drone du
petit binoclard surnommé Buzz (Al Hasan Ly) qui filme du toit d'un
immeuble pas seulement les filles qui dansent dans leur chambre en ce
mois de juillet 2018 mais aussi tout l'ensemble d'immeubles de ce
quartier de Montfermeil, ville qui est justement dans le roman Les
Misérables de Victor Hugo.
Quand
le novice, qui lui vient en RER, prendre son nouveau poste au
commissariat, l'une des premières questions est justement sur Victor
Hugo. Stéphane (Damien Bonnard) vient de Cherbourg (sans parapluie)
et se retrouve avec deux flics. Chris (Alexis Manenti), un petit
nerveux qu'on imagine bien voter FN (son bureau est encombré de
peluches de cochon rose) et Gwada (Djebril Zonga), plus cool, portant
des tresses et un short treillis. Déjà ces deux-là c'est le
mariage de la carpe et du lapin, mais ils s'entendent bien.
C'est
le royaume de la vanne et de la tchatche et l'arrivée pour un court
rôle de Jeanne Balibar en chef du commissariat est l'un des moments
les plus drôles du film, c'en est même incroyable comme en quelques
répliques bien senties et une courte apparition elle enchante le
début du film. Le cinéaste n'a pas son pareil pour créer des
personnages, c'est l'art de l'esquisse de donner peu mais avec un
sens inné de la précision pour faire exister des personnages. C'est
d'autant plus génial que je ne connais aucun acteur du film (hormis
Damien Bonnard vu dans Rester vertical entre autres).
Stéphane
rapidement surnommé Pento, à cause de ses cheveux bourrés de gel,
par Chris que le quartier déjà survolé dans sa forme globale prend
vie avec toutes les rencontres que le trio va faire dans leur petite
bagnole grise. Chris et Gwada connaissent tout le monde et tout le
monde les connaît. Le spectateur est comme Pento, il découvre petit
à petit, commence à se repérer. Il faut faire vite, le film a un
rythme effréné, les figures, les visages défilent sans qu'on sache
qui sera plus tard dans le récit de cette journée infernale de
Montfermeil.
L'ancien
taulard Hibou, les trois barbus au gentil sourire qui deviennent des
assistantes sociales, l'adolescente rondelette filmée par Buzz et
qui lui fait du chantage, toute une bande de gamins qui font de la
luge dans une fontaine sans eau. Lentement mais sûrement avec un
sens du portrait intime, comme un peintre impressionniste, tout prend
forme sous nos yeux et l'esquisse commence à se déployer en un
ample tableau. C'est là le génie de Ladj Ly de savoir composer par
touches pour nous amener vers son vrai personnage principal.
Il
se nomme Issa (Issa Perica) et on le voit en début de film se faire
engueuler par son père parce qu'il a volé des poules, le larcin est
donné comme une simple information, l'air de rien, mais elle a son
importance. Et comme le dit le dicton, qui vole une poule vole un
lionceau. L'anecdote est parait-il véridique dans la vie du
cinéaste, un jour un lionceau a été volé mais dans Les
Misérables, cette petit blague d'un jeune adolescent va prendre un
tour tragique au détriment de ce pauvre Issa. Le gamin voulait tout
simplement nourrir le lionceau avec les poules volées.
C'est
là que la maestria de la narration de Ladj Ly atteint des sommets
dans des soubresauts comiques qui virent immédiatement au drame.
Trois personnages vont entrer en scène et chacun décliner leur
pouvoir sur le quartier et rappeler à Chris et ses deux collègues
qu'ils ne sont rien. Le premier est Le Maire (Steve Tientcheu), sorte
de potentat local qui règle les problèmes du quartier, son
« bureau » est dans le hall d'un immeuble. Le deuxième
est La Pince (Nizar Ben Fatma) le dealer de drogues qui se rêve en
Tony Montana.
Le
plus important des trois au moins aux yeux de Issa et de Buzz est
Salah (Almany Kanouté), tenancier d'un kebab mais Sage (la majuscule
est volontaire) qui aide les gens sans les arnaquer contrairement à
Le Maire et à La Pince. Théoriquement, ces trois hommes sont les
alter-ego de Chris, Gwada et Pento, la construction du récit les
place ainsi avec un droit de vie et de mort (ici la punition,
l'humiliation) sur Buzz et Issa. L'implacabilité des choses amène à
la dernière scène d'une violence inouïe, totalement maîtrisée
par le cinéaste, qui laisse pantois et estomaqué.
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