L'appartement
est scruté dans ses moindres détails, tableaux, horloges, masques,
sculptures, bibelots, la sophistication du lieu rend perplexe Mark
McPherson (Dana Andrews), pardessus et chapeau, cigarette à la
bouche. Ce tout premier plan de Laura est filmé dans sa
continuité, un plan séquence qui commence sur une statue, entame un
travelling sur la droite et revient sur la gauche pour exposer non
seulement les détails mais peut-être les indices. Enfin, cela on ne
le sait pas en début de film, seul l'inspecteur McPherson pourra le
comprendre.
Il
vient enquêter sur la mort de Laura Hunt annoncée par une voix off,
celle de Waldo Lydecker (Clifton Webb), il est pour l'instant assis
dans sa baignoire, nu comme un ver, en train d'écrire un article sur
une machine à écrire. Flamboyant, Waldo ne va cesser de houspiller
le policier et ça commence par un « ne touchez pas à ça ».
Waldo est le personnage aux répliques sanglantes, ce qui rend le
film si croustillant, on croirait entendre une de ces langues de
vipère qui pullulent à Hollywood, Waldo exerce ce délicat métier
de critique qui fait et défait les carrières.
Entre
Waldo (qui va s'habiller devant lui) et McPherson, les rapports
d'inimitié sont immédiats mais le premier ne peut plus se détacher
du second. Waldo ne supporte pas par exemple que le policier joue à
ce petit jeu de patience à billes. « C'est ma méthode pour
enlever le stress, vous voulez essayer ? » répond
McPherson sans esquisser le moindre sourire. Si la censure n'avait
pas tant sévit à Hollywood, l'homosexualité de Waldo ne serait pas
restée dans le non-dit, en l'état son aspect queer est déjà
important et décuple le plaisir du film.
Jusqu'à
présent, tout le monde a beaucoup parlé de Laura Hunt, il est temps
enfin de la découvrir, dans un flash-back puisqu'elle est morte
assassinée de deux coups de fusil. Laura (Gene Tierney) quémande sa
signature à Waldo pour une publicité. L'homme, en train de prendre
son déjeuner dans un restaurant, ne prend même pas la peine de
lever les yeux de son plat. Il la prend de haut puis s'en veut, va la
retrouver à son travail, elle lui rend la pareille, daignant à
peine lever les yeux. Ils étaient faits pour s'entendre entre snobs.
Mais
Laura est pour l'instant mal dégrossie, Waldo va la façonner à son
image. Cela passe non seulement par le physique (sonnant comme une
métaphore de la vie de Gene Tierney à Hollywood) mais aussi par ses
goûts. Waldo invente un personnage et la loge dans un appartement
qui ressemble en de nombreux points au sien, une réplique du sien,
là aussi remplie de bibelots (le décorateur s'en est donné à cœur
joie). McPherson écoute ce récit avec une fascination quasi morbide
ce qui lui vaudra une réflexion de Waldo qui se demande s'il ne
tombe pas amoureux d'un cadavre.
Il
avait réussi à manipuler sa marionnette et parvenu à faire
éconduire son amant, un peintre – celui qui a fait ce portrait
dans le générique – grâce à ses diatribes, mais maintenant que
Laura est modelée, elle vole de ses propres ailes et s'entiche, non
pas de Waldo, mais d'un demi mondain Shelby Carpenter (Vincent
Price). Belle carrure, larges épaules mais petit cerveau « je
ne suis spécialiste en rien, mais j'en sais un peu sur tout »
dit-il ironiquement à l'inspecteur. Je ne savais pas à quel point
Vincent Price était si grand, à côté des deux autres et de Gene
Tierney, il détonne.
Ainsi
dans Laura, tout le monde est amoureux de Laura, trois
physiques et trois temporalités. Waldo représente le passé, ce
temps révolu où elle était une jeune fille, Shelby est le présent,
lui qui affirme être son fiancé, McPherson est son futur. Le récit
prend en mi-temps une tournure inattendue (en tout cas pour moi qui
découvrais le film). Ce twist central peut aussi être vu comme un
flash-forward du flic, succédant au flash-back de Waldo. McPherson
est dans son rêve et il imaginerait Laura vivante, il la séduirait
et ils tomberaient amoureux.
Après
tout, la mise en scène sophistiquée d'Otto Preminger permet de
s'aventurer dans les méandres du narration et finalement de laisser
de côté l'aspect primitif du récit, savoir qui est le meurtrier.
Ce petit jeu du chat et de la souris me plaît, je ne cherche jamais
à trouver qui a fait quoi, qui a tué qui. Au contraire, j'aime me
laisser manipuler comme Waldo manipule le destin de Laura. McPherson
est une variation d'Hercule Poirot mais plus jeune, plus sexy, plus
animal. Le genre d'homme que Laura n'avait encore jamais rencontré.
Pas étonnant qu'elle ait succombé.
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