Des
mains parcourent les touches d'un orgue, elles jouent un air de Bach
avec grandiloquence. Une voix s'élève, celle de Henry Jekyll
(Fredric March), le maître de ces lieux, en off, il s'adresse au
majordome Poole (Edgar Norton) qui lui répond en regard caméra.
Cette séquence d'ouverture de Dr Jekyll et Mister Hyde,
version 1931, d'une durée de 4 minutes est entièrement en caméra
subjective, adoptant le point de vue de Jekyll. Le spectateur ne
découvre son visage que lorsqu'il passe devant un miroir pour mettre
d'aplomb sa cravate. Puis, il quitte sa demeure pour monter dans un
fiacre et se rendre à la faculté où il va donner un cours de
médecine. Là, tous les étudiants le fixent, jusqu'à ce qu'enfin,
la subjectivité du docteur ne cesse.
Je
ne sais pas si Rouben Mamoulian est le premier cinéaste à avoir
utilisé le point de vue subjectif, mais l'effet, encore aujourd'hui,
est époustouflant. Cette ouverture en plans longs, habilement
enchaînés les uns aux autres, ressemble à ces plans séquence à
la Orson Welles. C'est une confrontation directe et abrupte avec les
autres personnages, le servile et obséquieux Poole, le conducteur du
fiacre, les étudiants. Mais c'est surtout une entrée dans
l'intimité la plus profonde, dans le cerveau du Dr Jekyll pour le
spectateur. Il est forcé de se mettre à sa place, de prendre son
discours sur le Bien et le Mal à son compte, de s'identifier à lui
quand bien même il sait dès qu'il est assis dans son siège ce qui
va arriver, cette métamorphose monstrueuse et meurtrière.
C'est
un tour de force moral, presque une prise en otage qui s'opère qui
vise à accentuer plus encore le dégoût face à la violence de
Hyde. Le beau visage de Fredric March deviendra plus tard hideux,
déformé, avec ses cheveux hirsutes, ses dents vérolées. Pour
l'instant, ce sémillant médecin est fiancé à Muriel Carew (Rose
Hobarth) sous la stricte houlette de son père, le général Carew
(Haliwell Hobbes) pour qui l'étiquette passe avant l'amour. Dans ce
Londres victorien et pudibond, Jekyll passe des quartiers huppés aux
bas-fonds et fait la rencontre de Ivy Pierson (Miriam Hopkins) qu'il
sauve des coups d'un homme. Ivy est l'opposée même de Muriel, l'une
est blonde, l'autre brune, l'une frivole, l'autre coincée. Parce que
le Dr Jekyll ne peut pas décemment fréquenter Ivy, une serveuse de
cabaret, ce sera Mister Hyde qui lui rendra visite.
Pour
matérialiser le désir qui traverse Jekyll en voyant Ivy, Rouben
Mamoulian utilise des fondus enchaînés en surimpression. Un désir
qui équivaut à une frustration. Quand Jekyll monte l'escalier, le
visage de Muriel est en surimpression, quand il le descend c'est la
jambe nue d'Ivy qui se balance sur son visage fasciné. C'est aussi
beau que les fondus de Josef Von Sternberg dans Agent X27 et
terriblement troublant. Il se dégage de ces scènes un érotisme
contenu mais réel. Cet érotisme est entièrement concentré sur la
jambe d'Ivy que Jekyll soigne, qu'il touche pudiquement. Il aide Ivy
a se coucher dans son lit, elle est nue et c'est ainsi, pour aguicher
le docteur, qu'elle sort sa jambe de sous la couverture pour la
balancer.
Rouben
Mamoulian poursuit ses partis pris et ses expérimentations avec deux
split-screens magistraux. C'est le soir des fiançailles officielles
de Muriel et Jekyll. Jekyll ne peut plus contrôler ses
transformations et devient Hyde. Sur la droite de l'écran, les
invités des Carew attendent Jekyll pour un dîner mondain. Sur la
gauche, Hyde erre dans les rues, dans une furie folle, éructant,
courant retrouver sa proie Ivy, et petit à petit, la partie avec
Hyde diminue annonçant l'inéluctable disparition du Dr Jekyll et de
Mister Hyde dans la folie puis la mort. Enfin, ce sont les deux
femmes, dans le même plan, leur seule rencontre par ailleurs
virtuelle, encore une fois une plongée dans le cerveau de Jekyll et
Hyde dans le même mouvement quand ceux-ci se confondent. L'ultime
transformation sera aussi l'objet de multiples surimpressions des
deux visages de l'acteur.
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