mardi 23 avril 2019

Le Livre d'image (Jean-Luc Godard, 2018)

La voix de Jean-Luc Godard est de plus en plus caverneuse, presque inaudible jouant avec la compréhension de ce qu'il est en train de dire dans sa voix off du Livre d'image. Non seulement sa voix est sourde (le film peut être qualifié de dialogues de sourd) mais en plus elle est juxtaposée avec d'autres sons qui se superposent toujours dans la volonté du cinéaste de ne laisser entendre que des bribes choisies avec un sens extrême de précision. Godard pratique comme personne le montage sonore et ce depuis Une femme est une femme dans un ensemble de faux raccords étonnants.

Voir Le Livre d'image à la télé puisqu'il passe sur Arte pendant deux mois est un exercice de style. C'est une expérience en soi, c'est sans doute là qu'est le mot expérimental prend tout son sens. Le Livre d'image pourtant poursuit une forme de collages d'images que Jean-Luc Godard entreprend depuis 20 ans : The Old place (1999), De l'origine du XXIe siècle (2000), Liberté et patrie (2002), Les Trois désastres (2013), Khan Khanne (2014), une série de films bien plus enthousiasmante que Histoire(s) du cinéma et d'une beauté à couper le souffle.

Pour preuve de l'unité de cet ensemble de films et dont Le Livre d'image serait un aboutissement, une forme achevée, ce sont les extraits pris entiers que l'on retrouve, surtout ceux de De l'origine du XXIe siècle, notamment le finale avec Le Plaisir d'Ophüls, avec cette même note de piano de Hans Otte mais cette fois sans la musique de Gigi. Il ne s'agit pas de paresse mais de reprendre le travail, d'en faire des remakes. C'est ainsi que s'appelle le premier chapitre du film qui en compte cinq. Chaque image est le remake d'une autre. Rien de plus, rien de moins.

La beauté est un jaillissement de couleurs qui explosent sur l'écran, que ce soit celui du cinéma ou de sa télé. Les sens doivent être éveillés, l’ouïe et la vue en premier lieu, mais aussi cette envie de toucher l'écran et par capillarité de toucher cette pellicule qui n'existe plus, cette pellicule de bobine de film qui se déroule sur la table de montage dans un coloris étonnant qui ressemble à s'y méprendre à un chromo, à un paysage au couchant. Godard n'est pas pingre, il en filme plusieurs, ce sont les seuls plans qui ne sont pas saturés, dont les couleurs ne sont pas déformées.

Les quatre dernières minutes du Livre d'image (c'est une première dans ses films) délivrent l'intégralité des sources de ses collages. Avant de découvrir ce générique de fin qui passe très vite, il est possible de s'amuser à découvrir les titres de ces films. Les extraits sont mis chacun en contrepoint dans un même but : opposer la fiction à l'actualité, opposer par exemple Païsa de Roberto Rossellini avec un film de propagande de Daech (des scènes d'exécution). Dans ce flot de 80 minutes d'image, il faut trier et reconnaître les bonnes des mauvaises images.

Jamais Jean-Luc Godard n'aura autant mis d'extraits de ses propres films dans l'un de ses films, lui qui a toujours préféré coller des extraits des gens qu'il aime (Vertigo, Dr. Jerry et Mister Love, Le Testament d'Orphée). Cette fois, il va d'Anna Karina (Le Petit soldat) à Grandeur et décadence d'un petit commerce de cinéma (seulement les voix des acteurs). Les Carabiniers, Week-end, One + one, Hélas pour moi et Allemagne année 90 sont là comme extraits sonores ou visuels dans une volonté de rappeler que depuis 60 ans son œuvre n'est qu'un seul film.

La troisième partie du film est l'une des plus étonnants (beau titre : « Ces fleurs entre les rails »). Elle est consacrée aux trains au cinéma de Buster Keaton (forcément) à Sicilia ! des Straub (évidemment). Le train au cinéma va dans deux sens : l'horreur et cela depuis l'origine du cinéma (La Ciotat) jusqu'en 1945 (Shoah) et vers la morale avec les travellings qu'ils promettent, selon la formule qu'il a popularisée à défaut de l'inventer. Cette histoire du train avec cette double portée, Jean-Luc Godard la ressasse sans cesse.

Qui d'autre que lui peut rappeler avec un seul de son tombe que Rosa Luxemburg a été assassinée en 1919, un siècle déjà (chapitre 2 « Les soirées de Saint-Pétersbourg »). Qui d'autre s'amuse à faire suivre un portrait souriant de Jacques Rivette avec le Jeanne au bûcher de Roberto Rossellini (chapitre 4 « L'Esprit des lois »). Le cinéaste s'amuse de ces contrastes et prend un plaisir non feint à tour recadrer, à modifier le format des plans à l'intérieur du cadre pour là aussi heurter les raccords.


« Pour ma part, je serai toujours du côté des bombes » dit cette voix lugubre en fin de film. La deuxième moitié du film est dédiée à cette autre obsession qui enveloppe tout le cinéma de Jean-Luc Godard depuis Ici et ailleurs, le Proche Orient. Ce n'est pas pour rien qu'il intitule ce cinquième chapitre (« La Région centrale ») car c'est bien cela, cette région du monde est au centre de son cinéma depuis plus de 40 ans. Il n'est pas certain de que ces 45 minutes éclaircissent plus sa pensée mais là encore, il rappelle qu'il n'a jamais changé d'avis tout en soulignant avec des extraits de Chahine et Kiarostami que seul le cinéma est son beau souci.





























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