Pendant
des années, j'ai bu un verre d'eau chaque matin suivant le conseil
que Nanni Moretti donne dans le dernier plan de Journal intime.
Il tient de sa main un verre d'eau, le porte à sa bouche et boit,
tout en fixant avec un regard intense le spectateur. Il nous regarde
et ça nous regarde, pour reprendre l'expression de Serge Daney. Ce
dernier plan fait écho au tout premier plan du film, également un
regard, mais caché, en plongée sur le cahier du cinéaste qui
commence son journal en tenant un stylo.
C'est
donc un parcours, un vrai road movie que Nanni Moretti entreprend
dans ce film qui revient de loin. Journal intime arrive à Cannes 4
ans après Palombella rosa. Il n'avait pas donné de nouvelles
depuis ce film politique et sportif. Dans le premier plan, il
s'adresse à lui-même « caro diario », en plein
narcissisme, un regard égotiste typique de Moretti, dans le dernier
plan après tous ses déboires que le spectateur a découvert ébahi,
il partage enfin, et je crois que c'était cela qui m'avait persuadé
de boire un verre d'eau chaque matin.
La
main est la machine du cinéaste Moretti, elle lui sert à tout, à
conduire sa vespa dans les rues de Rome. Il est seul dans les rues,
c'est très étonnant, je ne me rappelle pas à quel point cette
ville grouillante semble irréelle d'être ainsi vide. Filmé de dos,
t-shirt noir et casque blanc, la visite diurne de Rome se fait en
dansant comme une comédie musicale (I'm your man de Leonard Cohen,
Didi de Khaled, en fond sonore). Il danse également, lâchant son
guidon pour entamer quelques mouvements drolatiques avec ses mains.
Il
dansera aussi dans une boulangerie en regardant un extrait d'un film
avec « la Mangano », Anna d'Alberto Lattuado (elle
joue une bonne sœur) qu'il fait suivre d'un autre extrait, Mambo
de Robert Rossen (elle danse un mambo). Nanni Moretti entame une
danse de mains imitant Silvana Mangano qui exprime bien le mélange
des genres du film. Quelques minutes plus tôt, face caméra, le
cinéaste exprimait son désir de faire une comédie musicale sur un
boulanger trotskyste dans l'Italie bourgeoise et conformiste des
années 1950. Il fera ce projet dans Aprile en 1998.
Visiter
Rome et rencontrer des gens. Bavard impénitent, Moretti arrête au
bord de la route son scooter et commence à discuter avec ceux qui
sont à côté de lui. Les passants et les conducteurs de voiture à
qui il s'adresse ne comprennent pas tout, mais c'est toujours amusant
ces incursions de fiction dans ce qu'on voyait comme du documentaire.
Elles touchent au cinéma, rencontre dans la rue avec Jennifer Beals
et Alexandre Roockwell, rencontre dans une salle de cinéma avec
Henry portrait of a serial killer, rencontre avec Pasolini à
Ostie.
Le
film suit dans ses trois parties (Vespa / Les Îles / Les Médecins)
un esprit de catalogue. Toutes les rues de Rome, toutes les îles
éoliennes, tous les médecins dermatologues. Cet esprit rappelle
certains gags de Jerry Lewis, notamment dans ses films sans scénario
où seules les situations se succédaient, qui faisait débiter par
ses personnages toutes les possibilités jusqu'à l'épuisement.
Journal intime est plus écrit, il part du hasard des
rencontres à la science des médecins (comme le faisait en son temps
Agnès Varda dans Cléo de 5 à 7).
La
comédie de vient plus loufoque dans cette deuxième partie en voyage
sur les îles éoliennes. Nanni Moretti est accompagné de Gerardo
(Renato Carpentieri), un intellectuel barbu qui déteste la
télévision, qui ne passe son temps qu'à étudier Ulysses de James
Joyce. Ce qui est le plus drôle n'est pas seulement qu'il tombe dans
le piège de la télévision (il se prend de passion pour Santa
Barbara) mais aussi cette île peuplée de famille à enfant unique,
c'est un film d'horreur à part entière avec ses insupportables
moutards qui font la loi.
L'humour
de Nanni Moretti se substitue au fur et à mesure à une petite
musique mélancolique (Keith Jarrett en l'occurrence, tellement à la
mode à cette époque, tout le monde écoutait son concert à
Cologne) et à ses visites chez les médecins pour ses problèmes de
peau. Il se gratte, il se gratte, il se gratte. Personne ne sait ce
qu'il a. Ce défilé de docteurs en blouse blanche est drôle bien
sûr mais terriblement triste. En fin de la fin, les deux seules
choses qui guérissent, c'est le cinéma et un verre d'eau. Je
n'avais pas vu le film de puis sa sortie, depuis 25 ans.
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