Un
chapeau rond, des lunettes de vue rectangulaires. Il n'en faut pas
plus pour faire de Marcello Mastroianni ce cinéaste qu'est Guido
Anselmi, le double plus vrai que nature de Federico Fellini. Voilà
un cinéaste dans sa voiture au tout début de 8 ½ incapable
d'avancer, pas seulement parce qu'il est dans un embouteillage
monstrueux, sur une autoroute bondée, sous un pont. Il est atteint
du syndrome de la page blanche, pour ce qui le concerne de l'écran
blanc, de l'attente constante. Il est persuadé d'une chose au sujet
de son film : « je n'ai plus rien à dire mais je
m'obstine à le dire quand même ».
Ll
le sent bien Guido que tout le monde le regarde, un regard moqueur,
suspect, condescendant. Toutes ces gens dans les voitures l'observent
lui qui ne peut pas s'échapper d'un imbroglio qu'il a créé.
Federico Fellin le met remarquablement en cadre cette angoisse de la
création dans ces cinq premières minutes suffocantes, dans ce qui
est une parodie de son cinéma, ce vent typiquement fellinien, ces
gueules, ces postures de visage. Guido tente, en vain, dans la
panique de sortir de sa voiture. Quand il y parvient, il grimpe avec
son costume noir sur le toit, tel un corbeau, il s'envole et commence
à rêver son film.
Pas
de titre de film. Un chiffre à la place, celui du nombre de films
tournés par Federico Fellini. Je crois que c'est à peu près le
seul cas de film qui se contente de donner un chiffre, comme ces
œuvres d'art contemporain qui pullulent dans les galeries « untitled
#8 ». Les titres des films du cinéaste, après 8 ½
seront pendant la décennie suivante des mots uniques qui valent
comme programme : Satyricon, Roma, Amarcord,
Casanova, adossés au nom de Fellini. 8 ½ est le monde
Fellini dans toute sa splendeur, comme jamais il n'avait jamais
atteint un incandescence jusque là. Je l'avais découvert dans une
projection 16mm dégueulasse, toute rayée.
Mais
l'édition vidéo de la Gaumont frappe par la plénitude chromatique
de l'image. Federico Fellini n'a abordé la couleur qu'une demi-heure
dans La Tentation du Docteur Antoine. Pas de couleur dans 8 ½ et
paradoxalement pas de noir et blanc non plus. Le film développe un
camaïeu de blancs, c'est tout simplement fascinant de voir tant de
blanc dans un film, ne serait-ce que toutes les tenues de certaines
femmes du film, et elles sont nombreuses. C'est sans doute pour cela
qu'une bonne partie des scènes se passent dans un sanatorium où
Guido est venu faire une cure. Lui vivote dans son costume noir au
milieu d'elles.
Des
femmes en blanc se distingue en début de film Claudia Cardinale,
arrivent comme une infirmière avec un immense sourire enjôleur.
J'imagine qu'elle est la vision ultime du fantasme féminin. Elle
n'est qu'une apparition, disparaît longuement du récit avant de ne
revenir qu'en toute fin. Durant ce long intermède, toutes les femmes
de la vie de Guido vont s'inviter dans sa vie. La liste est longue.
Les actrices qui réclament un rôle, les épouses de ses amis,
celles des producteurs (Barbara Steel), sa maîtresse Carla (Sandra
Milo) qu'il terre dans un hôtel minable, son épouse Luiza (Anouk
Aimée) qui porte aussi des lunettes, prise de soudaine mélancolie.
Le
passé annoncé par un mystérieux « Asa Nisi Masa » est
peuplé aussi de femmes vêtues de noir, la plus impressionnante est
la Saraghina (Edra Gale) sortie des souvenirs d'enfance de Guido. Une
plage, des mioches qui viennent voir une grosse bonne femme aux
cheveux hirsutes. Guido, dans sa cape noire, vient danser la rumba
avec la Saraghina. Elle grogne avec un sourire. Mais les curés de
son école (là le blanc est plus présent que jamais, plus nu
qu'ailleurs, dans une volonté de vide total, celui du manque
d'humanité de la religion, viennent le sermonner (« la
Saraghina, c'est le diable »), décuplant encore plus son amour
des femmes, bravant l'interdit des curetons.
Et
la plus belle séquence du film, la plus emblématique de tout le
cinéma de Federico Fellini arrive, celle du bain de Guido entouré
de toutes les femmes de sa vie, celles des souvenirs, celles des
films, celles de sa vie, celles de ses fantasmes. Elles sursautent de
joie quand il entre dans la pièce. Il se déshabille, tout en
gardant son chapeau, revêt un drap blanc (enfin). De la joie, les
femmes passent à l'amertume quand une femme de ses souvenirs doit
être oubliée et monter dans le grenier de la mémoire. Muni de son
fouet, Guido va se faire respecter mais se fait traiter d'hypocrite
par la Saraghina outrée.
C'est
le début de la chute sociale de Guido, tout se met à lui échapper
tandis qu'il ne trouve plus refuge même dans ses souvenirs. Le
producteur (Guido Alberti) qui le soutient à bouts de bras veut
aller de l'avant. Il faut regarder les essais des actrices, une scène
de contrition (on voit à quoi on a échappé), avant d'aller visiter
le décor de la fusée, signe de l'ambition démesurée de Guido.
Tout s'effondre après une interview pathétique par des journalistes
hargneux. Pour un film sans titre, c'est très copieux – il s'en
passe des choses, d'une beauté dingue. A la fin, Guido enfant peut
fermer le film.
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