Tout
ça à cause d'une merde. Ça aurait pu être le pare-brise cassé,
un pneu crevé, un siège lacéré ou le volant arraché. Mais non,
les pompiers ont décidé de mettre une merde sur le siège de la
belle Ford-T de Coalhouse Walker Jr (Howard E. Rollins Jr).
L'histoire ne dit pas si c'est l’œuvre d'un de ces pompiers de New
Rochelle, dans l'état de New York, ou si c'est plus simplement du
crottin du cheval qu'on entend hénir en fond du plan. Mais le
résultat est là, une merde dans la voiture de Monsieur Walker.
Cette
séquence arrive au beau milieu de Ragtime, elle en est le
pivot, elle est magnifique et terrifiante, elle crée une tension
dont Coalhouse Walker Jr est la victime. Il est coincé au sens
propre comme au sens figuré, enfin, au sens propre il faut le dire
vu la taille de l'excrément. Mais notre joueur de piano a été pris
au piège, littéralement coincé dans la rue par deux camions des
pompiers. Walker est allé chercher un policier (Jeff Daniels) mais
il se fait au bout d'un moment réprimandé alors que le policier lui
a suggéré de filer vite fait.
Dans
la première heure de Ragtime, avant cet incident raciste,
Milos Forman organise dans un entrelacement souverain son récit. Son
film est très linéaire, comme souvent, mais d'une complexité
époustouflante. Il passe d'un groupe de personnages à un autre. Le
court générique montre un couple de danseurs, la danseuse est
Evelyn (Elizabeth McGovern) puis, une fois que le O de Milos s'est
transformé en iris comme dans un film muet, on passe aux actualités
de cinéma, des films en noir et blanc accompagnées au piano par
Coalhouse.
Situer
un récit dans une époque est une chose, mais ce que montre Milos
Forman dans ces cinq premières minutes c'est la « belle vie ».
Tout va bien aux Etats-Unis en 1910 (et des poussières) racontent
ces pellicules d'actualité, on se divertit avec les tours de Houdini
qui fait une tournée avec sa maman. Coalhouse Walker Jr fait un
métier peu inspirant, il tire son cigare machinalement, mais il va
devenir pianiste de ragtime dans une boite de nuit à la mode
réservée aux Noirs américains. Il sera embauché et va devenir le
pianiste vedette.
Autre
boite de nuit, celle du Madison Square Garden à New York dont le
proprio Stanford White (Norman Mailer) a fait érigé une statue de
nu avec comme modèle Evelyn. Seulement voilà, le mari d'Evelyn est
jaloux comme un pou. Harry K. Thaw (Robert Joy), débarque comme un
beau diable et menace Monsieur White devant tous les convives, les
hommes portent une couronne de laurier et les femmes sont jeunes et
en robes légères. White aura tôt fait de faire expulser le jeune
arrogant, surtout après avoir présenté le commissaire Rhinelander
Waldo (James Cagney).
Je
continue avec les personnages et la famille de New Rochelle (pas les
pompiers) qui découvre dans la jardin un bébé noir. La famille est
bien bourgeoise, du genre à aller à la messe le dimanche et à se
faire servir le potage par une servante. La douce mère (Mary
Steenburgen) convainc son mari (James Olson) de recueillir Sarah
(Debbie Allen) et son nourrisson qui a fui le père de l'enfant qui
n'est autre que Coalhouse. Sans quoi, elle finit en prison. Le juge
local l'affirme « ces Nègres, ça se reproduit comme des
lapins » et l'enfant finira dans « une ferme pour
négrillons ».
Le
film se poursuit dans le quartier juif de New York, un quartier très
peuplé, très sale où Evelyn se fait découper la silhouette par
Baron Ashkenazi (Mandy Patinkin) qui parle yiddish et qui se fait
tromper par sa femme dans une boutique. Le frère de Mary
Steenburgen) est un type bizarre, Brad Dourif joue cet homme qui suit
à la trace Evelyn dans les rues sales de New York sans qu'elle ne
comprenne vraiment pourquoi. Si ce n'est pour, comme à peu près
tous les hommes, profiter de sa beauté et de sa naïveté, ah ça
elle est naïve.
Le
plaisir du film est aussi de voir dans leur premier rôle quelques
acteurs connus. Dans la partie du quartier juif, on reconnaît Fran
Drescher, la Nounou d'enfer (elle avait joué dans La Fièvre du
samedi soir), de voir Jeff Daniels en flic buté, de voir Samuel L.
Jackson avec déjà cette voix si reconnaissable, il est l'un des
amis de Coalhouse et va l'aider à accomplir enfin sa soif de
justice. Il va bien falloir que le chef des pompiers s'excuse d'avoir
souillé sa belle et rutilante voiture. Tel est enfin l'enjeu du film
dans sa seconde moitié. Toutes les pièces ont été minutieusement
déployées par Milos Forman, à nous de les remettre en place.
La
beauté de Ragtime vient de ce prodigieux équilibre de la narration
où tout va se boucler en parlant avec force de justice, que dis-je
de Justice avec l'opposition entre Coalhouse et le geste de Harry K.
Thaw, en parlant de spectacle avec le destin incroyable de Baron
Ashkenazi évoquant les débuts de Hollywood à l'aube de la guerre
de 14, en parlant de racisme comme rarement un film en a parlé. Seul
Milos Forman pouvait composer avec tant de tact tous ses éléments,
c'est presque magique, un vrai travail d'illusionniste comme Houdini
avec ses tours de passe-passe.
1 commentaire:
Un film totalement méconnu et sublime, où
Forman nous montre une Amérique où chacun
peut circuler à sa guise, où tous les personnages
peuvent aller où bon leur semble, sans entrave,
jusqu'à l'étron sur la banquette. Et là,
le rêve d'une Amérique ouverte se clôt aussitôt,
entrer quelque part devient un acte d'agression,
les bâtiments deviennent des places fortes.
Ajoutons que la musique de Randy Newman est
formidable et qu'on y voit même Donald O'Connor
(le pote de Gene Kelly dans Dansons sous la pluie)
dans un numéro de danse au début du film puis comme
professeur de Elisabeth McGovern.
Enregistrer un commentaire