mardi 12 mai 2020

Ragtime (Milos Forman, 1981)




Tout ça à cause d'une merde. Ça aurait pu être le pare-brise cassé, un pneu crevé, un siège lacéré ou le volant arraché. Mais non, les pompiers ont décidé de mettre une merde sur le siège de la belle Ford-T de Coalhouse Walker Jr (Howard E. Rollins Jr). L'histoire ne dit pas si c'est l’œuvre d'un de ces pompiers de New Rochelle, dans l'état de New York, ou si c'est plus simplement du crottin du cheval qu'on entend hénir en fond du plan. Mais le résultat est là, une merde dans la voiture de Monsieur Walker.

Cette séquence arrive au beau milieu de Ragtime, elle en est le pivot, elle est magnifique et terrifiante, elle crée une tension dont Coalhouse Walker Jr est la victime. Il est coincé au sens propre comme au sens figuré, enfin, au sens propre il faut le dire vu la taille de l'excrément. Mais notre joueur de piano a été pris au piège, littéralement coincé dans la rue par deux camions des pompiers. Walker est allé chercher un policier (Jeff Daniels) mais il se fait au bout d'un moment réprimandé alors que le policier lui a suggéré de filer vite fait.

Dans la première heure de Ragtime, avant cet incident raciste, Milos Forman organise dans un entrelacement souverain son récit. Son film est très linéaire, comme souvent, mais d'une complexité époustouflante. Il passe d'un groupe de personnages à un autre. Le court générique montre un couple de danseurs, la danseuse est Evelyn (Elizabeth McGovern) puis, une fois que le O de Milos s'est transformé en iris comme dans un film muet, on passe aux actualités de cinéma, des films en noir et blanc accompagnées au piano par Coalhouse.

Situer un récit dans une époque est une chose, mais ce que montre Milos Forman dans ces cinq premières minutes c'est la « belle vie ». Tout va bien aux Etats-Unis en 1910 (et des poussières) racontent ces pellicules d'actualité, on se divertit avec les tours de Houdini qui fait une tournée avec sa maman. Coalhouse Walker Jr fait un métier peu inspirant, il tire son cigare machinalement, mais il va devenir pianiste de ragtime dans une boite de nuit à la mode réservée aux Noirs américains. Il sera embauché et va devenir le pianiste vedette.

Autre boite de nuit, celle du Madison Square Garden à New York dont le proprio Stanford White (Norman Mailer) a fait érigé une statue de nu avec comme modèle Evelyn. Seulement voilà, le mari d'Evelyn est jaloux comme un pou. Harry K. Thaw (Robert Joy), débarque comme un beau diable et menace Monsieur White devant tous les convives, les hommes portent une couronne de laurier et les femmes sont jeunes et en robes légères. White aura tôt fait de faire expulser le jeune arrogant, surtout après avoir présenté le commissaire Rhinelander Waldo (James Cagney).

Je continue avec les personnages et la famille de New Rochelle (pas les pompiers) qui découvre dans la jardin un bébé noir. La famille est bien bourgeoise, du genre à aller à la messe le dimanche et à se faire servir le potage par une servante. La douce mère (Mary Steenburgen) convainc son mari (James Olson) de recueillir Sarah (Debbie Allen) et son nourrisson qui a fui le père de l'enfant qui n'est autre que Coalhouse. Sans quoi, elle finit en prison. Le juge local l'affirme « ces Nègres, ça se reproduit comme des lapins » et l'enfant finira dans « une ferme pour négrillons ».

Le film se poursuit dans le quartier juif de New York, un quartier très peuplé, très sale où Evelyn se fait découper la silhouette par Baron Ashkenazi (Mandy Patinkin) qui parle yiddish et qui se fait tromper par sa femme dans une boutique. Le frère de Mary Steenburgen) est un type bizarre, Brad Dourif joue cet homme qui suit à la trace Evelyn dans les rues sales de New York sans qu'elle ne comprenne vraiment pourquoi. Si ce n'est pour, comme à peu près tous les hommes, profiter de sa beauté et de sa naïveté, ah ça elle est naïve.

Le plaisir du film est aussi de voir dans leur premier rôle quelques acteurs connus. Dans la partie du quartier juif, on reconnaît Fran Drescher, la Nounou d'enfer (elle avait joué dans La Fièvre du samedi soir), de voir Jeff Daniels en flic buté, de voir Samuel L. Jackson avec déjà cette voix si reconnaissable, il est l'un des amis de Coalhouse et va l'aider à accomplir enfin sa soif de justice. Il va bien falloir que le chef des pompiers s'excuse d'avoir souillé sa belle et rutilante voiture. Tel est enfin l'enjeu du film dans sa seconde moitié. Toutes les pièces ont été minutieusement déployées par Milos Forman, à nous de les remettre en place.

La beauté de Ragtime vient de ce prodigieux équilibre de la narration où tout va se boucler en parlant avec force de justice, que dis-je de Justice avec l'opposition entre Coalhouse et le geste de Harry K. Thaw, en parlant de spectacle avec le destin incroyable de Baron Ashkenazi évoquant les débuts de Hollywood à l'aube de la guerre de 14, en parlant de racisme comme rarement un film en a parlé. Seul Milos Forman pouvait composer avec tant de tact tous ses éléments, c'est presque magique, un vrai travail d'illusionniste comme Houdini avec ses tours de passe-passe.

































1 commentaire:

Jacques Boudineau a dit…

Un film totalement méconnu et sublime, où
Forman nous montre une Amérique où chacun
peut circuler à sa guise, où tous les personnages
peuvent aller où bon leur semble, sans entrave,
jusqu'à l'étron sur la banquette. Et là,
le rêve d'une Amérique ouverte se clôt aussitôt,
entrer quelque part devient un acte d'agression,
les bâtiments deviennent des places fortes.
Ajoutons que la musique de Randy Newman est
formidable et qu'on y voit même Donald O'Connor
(le pote de Gene Kelly dans Dansons sous la pluie)
dans un numéro de danse au début du film puis comme
professeur de Elisabeth McGovern.