Pour
prendre le contre-pied d'une certaine tendance de la critique
française, Jean-Luc Godard a du se dire qu'il allait écrire une
scénario pour Alphaville et s'y tenir du début à la fin. Le
tout sous deux axes, un film d'espionnage et un film de
science-fiction. Après tout ses collègues de la Nouvelle Vague
l'avait précédé (Claude Chabrol avec Le Tigre aime la chait
fraîche – Roger Hanin dans le rôle de l'espion – et François
Truffaut avec Fahrenheit 451). on allait voir ce qu'on allait voir.
Pour
son espion, il a l'idée fabuleuse et gonflée de demander à la
vedette des films de Raymond Borderie, Eddie Constantine de reprendre
son rôle de Lemmy Caution avec toute la panoplie – chapeau,
pardessus, cigarette et regard de tombeur de ces dames. Cela
s'assortit d'une attitude de dur à cuire à qui on ne le fait pas.
Certes il n'aura qu'une seule bagarre, vite expédiée, dans une
cabine téléphonique, mais l'idée est là.
Lemmy
Caution agit sous couverture. Il se fait donc passer pour un reporter
venu à Alphaville pour son journal le Figaro-Pravda. Il doit
enquêter dans ce monde dont Raoul Coutard filme avec un génie
inégalé (le plus somptueux noir et blanc de tous ses films de
Godard) cette ville faite de buildings, de vitre, de béton, d'acier,
de néons, de nuit que transpercent des lampadaires. Avec le matériel
de 1965, Godard parvient à créer un monde interlope et angoissant.
Dans
ce futur actuel, les gens ne se comportent pas comme dans le monde de
1965. C'est un monde de surveillance perpétuel où Lemmy Caution est
contrôlé, où on le sert avec obséquiosité. C'est aussi un monde
où la parole n'est plus libre et vidée de son sens. « Je vais
très bien, merci, je vous prie » est la phrase que tous ceux
qu'il croise et rencontre lui débite sur un ton monocorde et
désincarné. La vie est calibrée à Alphaville et rien ne dépasse.
Pourtant
l'une des forces du film qui contredit tout ce qu'on voit, ce sont
les voix des personnages. Eddie Constantine parle avec un accent
anglais. Anna Karina avec le sien pour son rôle de Natacha Von
Braun. Plus tard ce sera Hakim Tamiroff avec sa voix mêlée
d'idiomes russes, encore plus tard ce sera Laszlo Szabo en
scientifique qui travaille pour le professeur Von Braun (Howard
Vernon) succédané du Docteur Mabuse, comme un hommage à Fritz
Lang.
Mais
la voix la plus caractéristique est celle de Alpha 60, une voix
gutturale et essoufflée pour ce robot qui surveille tout, observe
chacun et qui va questionner Lemmy Caution. Alpha 60 est un robot qui
domine la ville, une création vampirique du professeur Von Braun.
Elle est la créature de ce monde en utopie inversée. Lemmy Caution
doit la détruire mais il décide surtout de sauver Natacha de ses
griffes et de la libérer.
Les
femmes dans Alphaville comme souvent chez Godard sont des
prostituées. Dans le film, leur statut est édulcoré par la
novlangue, elle sont des séductrices d'ordre 3 et elles doivent
satisfaire les besoins des hommes. Elles sont soumises et tatouées.
Godard ne se prive pas de comparer ce monde à l'univers
concentrationnaire : dans l'ascenseur qui le mène au centre
d'Alpha 60, un insert montre le bouton « SS » pour
sous-sol.
Quand
Lemmy Caution fait exploser la machine qui contrôle la population,
tout se dérègle. À l'image, le noir et blanc devient positif. Puis
c'est cette fameuse scène des portes que l'espion ouvre dans un
couloir avec les habitants titubants et agonisant qui illustra le
générique de l'émission Cinéma Cinémas. Pendant des années,
avant que je ne découvre Alphaville il y a 25 ans, ce
travelling avant m'avait intrigué.
Alors
voilà, Jean-Luc Godard suit son scénario de film d'espionnage, de
film de science-fiction et c'est un peu dommage. Godard est le
cinéaste par excellence du présent, son avenir de 1965 est un
tantinet désuet. Il reste la modernité avec ses gros plans sur les
visages qui se tournent vers le spectateur, c'est toujours aussi
troublant. Après Alphaville, plus jamais il ne suivra un
récit à la lettre, il filmera plutôt les marges du scénario que
les lignes.
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