Dans l'une des premières
séquences d'Octobre, la statue du tsar Alexandre III est
déboulonnée. Au delà de la métaphore de la chute du régime
impérial russe, c'est la manière de Serguei Eisenstein qu'a de
démonter cette statue. Avant que le peuple de Petrograd ne la
fracasse à grands coups de massue, chaque élément de la statue est
fragmenté, un plan pour le sceptre, un autre pour le visage, les
mains, les pieds, le tronc en alternance avec ce peuple qui commence
à grimper sur le socle. Alexandre III est démembré par la force du
montage du cinéaste en une multitude de plans qui s'enchaînent tout
comme les événements du mois d'octobre 1917 qui vont être narré
pendant 100 minutes avec le plus de détails possible dans une
condensation des faits en vue de l'édification de la révolution.
Le nombre de plans dans
Octobre est très important, c'est un montage frénétique,
comme Serguei Eisenstein savait en composer (lui-même emploiera le
terme d'extatique dans ses textes théoriques). Ce montage allait à
l'encontre de toutes les grammaires cinématographiques de l'époque
où les plans longs (question de coût) étaient favorisés, un
abandon de la forme théâtrale radicale. Le cinéaste joue aussi
avec la taille des cartons d'intertitres. Lorsqu'il appelle
l'entièreté du peuple russe à s'unir derrière les bolcheviques (
BCEM ! BCEM ! BCEM ! tous en russe), la taille
des lettres ne cessent d'augmenter jusqu'à occuper tout le cadre de
l'écran. Les cartons sont rarement explicatifs du récit, connus
alors de tous les spectateurs auxquels le film s'adresse, et souvent
ils deviennent de purs slogans.
Ce que j'aime le plus
dans les films de Serguei Eisenstein (et Octobre n'est pas mon
film préféré du cinéaste), ce sont les gros plans des visages
comme des objets. Pour les visages, il décadre légèrement l'axe de
sa caméra et demande au sujet filmé de bouger son visage souvent de
face à profil. Dans les derniers mouvements du film, lors de
l'attaque du Palais d'Hiver, château du tsar de Russie, cette
observation des beaux visages des soldats s’amplifie, des regards
caméra s'opposent à la foule des contre-révolutionnaires qui
veulent empêcher leur entrée. Cette foule est filmée en plans
larges. Les objets, notamment tous les colifichets des religions qui
défilent à la queue-leu-leu, sont évidemment inanimés par nature,
mais leur accumulation crée un rythme inexorable. Dans la scène
finale de la mise à sac du palais impérial, l'alternance entre
inserts (bouteilles, vaisselle) et visages aboutit à un film
d'action.
L'une des scènes les
plus connues du cinéma d'Eisenstein est celle, dans le Cuirassée
Potemkine, de l'escalier d'Odessa, scène d'une dramaturgie
redoutable. Dans Octobre, il cherche à renouveler cette
tension avec la levée des ponts sur le fleuve Neva (une stratégie
des généraux de Nicolas II pour que les populations pauvres ne
puissent pas entrer dans la partie administrative de Petrograd et
s'approcher du Palais d'Hiver). Des habitants en révolte veulent
franchir le pont qui ne cesse de se lever, une femme s'écrase sur le
bitume fracassée par sa chute, sous les rires des bourgeois
satisfaits de cette mort. Le film enchaîne avec un autre escalier,
celui qui mène au siège du pouvoir, là l'ascension tourne au
burlesque, Eisenstein évoque les gouvernants interchangeables à la
solde de l'Empereur. Dans les deux cas, il s'agit d'une inversion du
haut et du bas, inversion que la révolution doit faire changer de
sens.
Sièges vides et
assemblées pleines, c'est constamment par un contraste, une
opposition, une disproportion des échelles que le film fonctionne.
Au fauteuil vide du gouverneur face à des ministres fantoches,
Octobre propose une assemblée démocratique où Trotski,
Lénine et Staline sont à la même table, à égalité, pour voter
l'insurrection (Trotski est mis en minorité et traité de traitre).
De manière plus sarcastique, il filme l’effervescence du 2e
congrès des Soviets en se moquant des Mencheviques qui voudraient
prendre le pouvoir malgré leur minorité. Essentiellement, le film
écrit une histoire où tous les peuples de Russie, de Petrograd à
la Sibérie en passant par la Crimée et les régions musulmanes,
s'unissent à l'appel d'un tract que le peuple distribue
fougueusement. Un Tatar range son sabre portant une inscription à la
gloire de Dieu, il est immédiatement convaincu par le message de
Lénine. Et pour remplacer le tsar sur son trône vide, un enfant
hilare symbolise la joie d'un monde neuf.
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