Amis
depuis 11 ans, George Curtis (Gary Cooper) et Tom Mitchell (Fredric
March) mènent une vie de Bohème. Le premier est peintre, le second
est dramaturge. Pas des bons artistes, l'un fait des croûtes, des
portraits figuratifs, l'autre a du mal à écrire les répliques de
ses pièces. Pour l'instant, ils roupillent dans le wagon d'un train
qui les emmène de Marseille à Paris. Nos deux héros ne remarquent
pas Gilda Farrell (Miriam Hopkins) qui vient de rentrer dans leur
wagon. Elle s'assoit en face d'eux et sort son cahier pour les
dessiner.
La
première séquence de Sérénade à trois est sans dialogue,
sans musique (le film n'en comportera aucune, Ernst Lubitsch est déjà
arrivé au sommet de son art pour ne plus avoir besoin d'illustrer le
ton de son récit avec de la musique). Gilda observe sans rien dire
ces deux énergumènes, ils soupirent dans leur sommeil, George
arbore soudain un sourire issu d'un joli rêve, elle gomme le rictus
qu'il avait précédemment puis efface le sourire de son esquisse. On
ne découvrira ses portraits que quand elle-même sera endormie et
que les deux garçons ont saisi son cahier.
Dans
ce titre français, c'est le « à trois » qui importe et
Ernst Lubitsch l'illustre parfaitement dans cette première séquence
muette. Endormis, les deux hommes ont mis leur pieds sur le siège en
face d'eux, plus précisément, George a posé ses pieds, il est le
plus grand des deux, il faut qu'il se déplie. Puis, Tom pose les
siens, encerclant ainsi Gilda, elle s'est installée entre eux deux.
Logiquement, elle adopte la même attitude et Lubitsch filme un court
plan où les trois paires de jambes se croisent et s'unissent
annonçant le destin des personnages.
Ce
destin est simple, après s'être copieusement engueulés les uns les
autres (un rapide tour sur le quai de train lors d'un arrêt les
requinque), George, Tom et Gilda s'installent tous les trois dans le
minuscule appartement des deux garçons. Deux petits garçons qui se
comportent souvent comme tels, chacun dans leur petite chambre. Gilda
leur propose un « gentlemen's agreement », c'est-à-dire
« pas de sexe ». Pied de nez de la part de Ben Hecht (le
scénariste) et Ernst Lubitsch au code Hays et à la censure
pudibonde, rien que d'entendre le mot « sexe » c'est déjà
en faire.
Mais
avant de les rejoindre, elle doit quitter son protecteur Max Plunkett
(Edward Everett Horton), célibataire endurci et homme d'affaires,
son employé également, Olga dessine pour lui des publicités.
Plunkett veille au grain de sa protégée et veut chasser George et
Tom en les sermonnant l'un après l'autre. Son longue tirade sur la
moralité est le biais par lequel les deux amants de Gloria
comprennent qu'elle pratique le ménage à trois, à leur insu. Elle
est soulagée que Plunkett ait lâché le morceau.
Le
choix de Miriam Hopkins pour incarner une femme aussi libre que Gilda
est génial. Elle n'est pas une femme fatale comme Marlene Dietrich
(Ange), une dure à cuire comme Greta Garbo (Ninotchka)
ou une forte tête comme Claudette Colbert (La Huitième femme de
Barbe Bleue). Gilda, avec sa bonne bouille et son franc parler,
incarne l'indépendance et elle entend bien en profiter au maximum :
elle travaille, elle couche avec qui elle veut, elle décide de son
avenir. Ce qui intéresse Lubitsch n'est pas la vie de couple mais
comment il se fait et se défait.
Elle
mène la barque dans le ménage à trois. Elle promet de punir ses
petits amis pour qu'ils apprennent à bien peindre et à bien écrire
une pièce (la tirade de Plunkett deviendra une réplique de la pièce
de Tom). Elle choisit de vivre avec George avant d'expédier Tom à
Londres. Avec une grande délicatesse dans son ellipse, un bus
annonce le succès de la pièce depuis 10 mois, Ernst Lubitsch montre
l'avancée du temps. Séparés, ils deviennent riches et bourgeois,
finie la mansarde dans les quartiers populaires.
C'est
avec le même genre d'ellipse que Lubitsch annonce le mariage entre
Plunkett et Gilda, ils mesurent un lit double place. Mais la vie de
femme sans emploi, faite de mondanités n'est pas plaisante pour
elle. Les deux garçons qui se sont rabibochés et vivent désormais
ensemble, comme au bon vieux temps du célibat, reprennent la charge
pour surprendre Gilda dans son immense maison et proposer à nouveau
un ménage à trois, évidemment en gentlemen's agreement, comme au
bon vieux temps et personne n'est dupe dans cette ironie d'une
immense jouissance que la moralité prônée par Plunkett ne sera pas
de mise dans le trio.
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