Revoir
Les Cadavres ne portent pas de costard (la séquence
inaugurale dans le train de Soupçons est dans le film) puis
La Vie criminelle d'Archibald de la Cruz (le verre de lait qui
revient régulièrement) m'a donné envie de revoir Soupçons.
Je dis bien revoir car j'avais absolument tout oublié du film
d'Alfred Hitchcock, c'est-à-dire tout ce qui se passe entre la
séquence du train où Johnnie Aysgarth (Cary Grant) rencontre pour
la première fois Lina (Joan Fontaine) et ce verre de lait qu'il lui
apporte en fin de film.
Alfred
Hitchcock réalisateur de film à suspense. Que nenni ! Dans
Soupçons, il se lance dans une comédie du mariage comme s'il
était Ernst Lubitsch ou Leo McCarey. Cary Grant joue la légèreté
et l'insolence à fond dans la séquence d'ouverture. Il débarque
dans le noir dans la cabine du train. Il trébuche sur la jeune femme
en face de lui. Joan Fontaine, avec ses petites lunettes rondes, lit
son livre sur l'éducation des enfants, réagit à peine. Il lui
parle mais elle ne répond pas vraiment. Il sourit d'un sourire de
séducteur, cela la laisse de marbre.
Puis
arrive le contrôleur. Johnnie sort son billet de troisième classe,
s'étonne qu'on lui aie vendu un tel billet à la place de la
première classe où il se trouve. Puis vient le moment de payer
l'amende. Il n'a pas l'argent. Avec son culot monstre, il quémande
de l'argent à Lina, qui n'en a pas. Il voit un timbre, le pique du
sac à main de sa voisine d'en face, le donne au contrôleur à qui
il dit, avec un grand sourire narquois, qu'il pourra écrire à sa
maman. Hitchcock sait faire de la comédie et Cary Grant est parfait
dans le rôle de cet impertinent.
Décor
suivant, un village du Wessex en Angleterre. Une chasse à courre se
prépare. Un gros plan, celui du visage de Lina. Elle est sur son
cheval et Johnnie se détourne de ce qu'il fait, des mondanités,
pour ne regarder plus qu'elle. Des amies de Lina viendront plus tard
chez elle pour lui présenter cet homme qu'elle connaît déjà. Elle
connaît aussi sa réputation sulfureuse qui fait les potins des
magazines qu'elle lit en les cachant dans ses livres plus
respectueux. La voilà totalement fasciné par cet homme qui va
s'emparer.
Il le fait par étape. Il se fait
attendre et joue sur le manque qu'il crée. Il faut dire que la jeune
Lina vit avec des parents qui sont persuadés qu'elle va finir
vieille fille. Elle entend une conversation. Sans doute là se décide
son destin, aller à l'encontre de son rang pour se laisser prendre
par ce mondain désargenté. Mariage secret et découverte que le
mari ment, joue, vend les bijoux de famille (deux fauteuils imposant
mais affreux). Certes son mari est fantasque mais pour l'instant Lina
ne s'inquiète que de l'argent du ménage qui manque un peu.
Au
beau milieu du film, à la 45ème minute, Alfred Hitchock fait cadrer
Cary Grant en semie contre plongée. Son regard devient inquiétant.
Il perd soudain de son entrain. Cela arrive juste avant l'apparition
d'Alfred Hitchcock dans la rue du village, manière de dire que c'en
est fini de Lubitsch, place à Hitch. Beaky Thwaite (Nigel Bruce) le
meilleur ami de Johnnie entre dans le récit. Bon gros vivant, Beaky
fait le fanfaron en voulant boire un verre de Cognac. Il sait
pourtant que cela risque de le tuer. Et cela le tuera d'ailleurs plus
tard dans le film.
C'est
sur ces soupçons filés, comme on parle de métaphore filée, que se
joue le suspense de Soupçons. Lina voit une chose, elle l'analyse à
sa manière et craint qu'elle ne devienne une victime de cet homme
qu'elle connaît si peu. Elle décerne dans tout ce qui l'entoure des
signes des menaces qui pèsent sur elle. Livres, lettres et scrabble.
Lina lit beaucoup de livres, Johnnie tout autant. Hitchcock accumule
les indices qui inquiètent Lina de plus en plus persuadée qu'il en
veut à sa vie.
Isabel
Sedbusk, l'Agatha Christie du coin qui prête ses propres romans
policiers donc ses méthodes pour tuer les gens, les lettres de dette
découvertes par hasard, le mot mudder qui devient murder
sur le plateau de scrabble. Tout est éparpillé pour que ces
soupçons prennent forme. Le grand tableau, hideux et académique du
général le père de Lina remplace les peintures abstraites (on
distingue une sorte de Picasso, une toile cubiste) est là pour la
protéger mais rien n'y fait, les soupçons deviennent la seule chose
à laquelle elle pense.
Le
dôme vitré sur surplombe leur salon a une fonction d'emprisonnement
de Lina chez elle. Les ombres portées sur le sol et les murs
semblent devenir des barreaux d'une cellule. Petit à petit l'étau
se resserre sur elle. C'est dans cette combinaison d'effets que
Hitchcock délivre sa séquence du verre de lait. D'abord une lumière
crépusculaire et angoissante, ensuite Cary Grant qui se déplace
lentement en plongée. Il sort de la lumière pour entrer dans ce
cadre formé par le dôme. Puis le verre de lait, objet de
l'empoisonnement attendu et espéré.
Jusqu'à
cette scène, tout était raconté du point de vue de Lina. Elle est
la narratrice du film, jamais on ne voyait Johnnie seul faire ses
petites affaires qui aiguisent les soupçons de son épouse. Ici,
Lina ne voit jamais son mari faire ce parcours, c'est un pur
transfert mental auquel opère Hitchcock mais tout concourt à faire
de Johnnie un assassin. Bill Krohn l'explique dans son « Hitchcock
au travail », on comprend qu'après une scène d'une telle
force, Hitchcock ait eu du mal à trouver une fin acceptable.
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