lundi 11 janvier 2021

La Soif du mal (Orson Welles, 1958)

J'ai regardé (à nouveau) Ed Wood de Tim Burton récemment. Lors de la rencontre inventée entre Edward D. Wood Jr et Orson Welles dans un bar de Hollywood, ce dernier, cigare à la bouche, raconte au premier que Universal lui a imposé Charlton Heston pour jouer un Mexicain. Mais ce que j'avais oublié dans La Soif du mal (je n'avais pas revu le film depuis décembre 2000) c'est qu'Orson Welles, dans son costume obèse de Hank Quinlan, cigare à la bouche, a une phrase du même tonneau. Je me doute bien que les scénaristes de Ed Wood ont mis ce dialogue imaginaire précisément parce que Quinlan a tenu ces propos au sujet de Vargas, le personnage de Charlton Heston. Plus précisément, Quinlan demande qui est la femme en question, on lui répond « sa femme », il rétorque « elle ne fait pas Mexicain, elle non plus ».

Pour Orson Welles, pour ce film La Soif du mal, Charlton Heston s'est transformé. Oh pas tant que ça, une moustache abondante mais pas trop, un visage un peu plus halé qu'à l'habitude et le regard un peu plus noir pour être ce Mike Vargas qui vient d'épouser Susan (Janet Keigh). Enlacés tous les deux dans le plan séquence (sans les crédits du générique, bien entendu) qui ouvre le film, ils passent la frontière entre le Mexique (où ils se trouvent et viennent de convoler en justes noces) et le Texas. Ils ont une conversation badine, banale, totalement sans intérêt. Ils sourient bêtement, ils sont heureux. Orson Welles joue avec les nerfs du spectateur puisque la voiture décapotable qui passe devant eux, à côté, les doublant sans cesse, dans un ballet parfaitement chorégraphié, va exploser dans quelques secondes.

Mieux que cela, le spectateur sait parfaitement quand va exploser la voiture. L'homme qui a mis la dynamite dans le coffre de la voiture décapotable l'a réglée sur trois minutes. Trois minutes, c'est donc le temps qu'il reste à vivre à son conducteur. Lui aussi est insouciant en partant du Mexique au Texas. À ses côtés se trouve une jeune femme, la moitié de son âge. Trois minutes c'est la durée d'une chanson qui passe dans l'autoradio de son véhicule. Le son est poussé à fond, ça hurle. Ce sera l'un des leitmotive les plus frappants du film, la musique poussée très fort, jusqu'à rendre folle Susan dans le deuxième tiers quand elle est isolée dans un motel perdu au milieu du désert. Trois minutes de mouvements d'appareil complexes, la caméra est portée sur une grue et navigue à travers les rues, montant et descendant, précédant et suivant, ce cortège, avec une idée peut-être incroyable, que l'acteur vedette du film puisse exploser avant même le début du film.

Dès l'explosion, tout change. Vargas est rejoint par toute une armada de policiers, procureurs, médecin légiste (minuscule apparition de Joseph Cotten) qui vont s'affairer des deux côtés de la frontière pour tenter de comprendre ce qui s'est passé. Que faire des Susan est la question essentielle en ce début de film. Elle encombre Vargas d'une certaine manière, elle devrait aller dans un hôtel mais à peu près rien ne va se passer comme le mari comme l'épouse l'auraient souhaitée. Elle va être ballotée dans des lieux de plus en plus interlopes et dans des situations scabreuses dont elle aura du mal à s'échapper. Susan est d'abord sommée, invitée sous un prétexte fallacieux, de se rendre dans l'hôtel tenu par « Uncle » Joe Grandi (Akim Tamiroff), lui aussi au yeux assombris par du mascara (il faut faire mexicain en vitesse). C'est un jeune gars qu'elle surnomme Poncho (Valentin de Vargas) qui l'accompagne.

Les rues de la ville mexicaine sont déjà très sombres, la nuit est inquiétante pour Susan comme pour Vargas qui erre de maison en maison à sa recherche. Dans leur chambre d'hôtel, Susan qui retire son chandail se sent observée de l'autre côté de la rue. Le jeu sur la lumière vive au milieu du noir est impressionnant tout comme le regard caméra qu'elle porte alors, effrayée. Puis, ce sera encore plus effrayant dans ce motel tenu par une sorte de débile léger, ce veilleur de nuit (Dennis Waever) qui ressemble à un enfant. Orson Welles joue dans ces scènes au motel, très hachées, disséminées dans un montage alterné avec l'enquête au Mexique, moins sur l'ombre et la lumière mais sur le silence et le vacarme avec cette musique que Susan est forcée d'écouter dans sa chambre. C'est là le grand paradoxe, d'habitude l'inquiétude naît du silence, là des chansons rock qu'écoute la bande de Grandi qui s'est installée dans le motel avec de sombres desseins.

L'adjoint de police Menzies (Joseph Calleia) le dit à Vargas, à cause de lui, de son insistance à trouver un autre criminel que celui tout désigné, Hank Quinlan s'est remis à picoler après des années d'abstinence. Jamais dans aucun film Orson Welles ne s'est autant enlaidi pour un rôle (au moins dans ses propres films). Obèse, suant, mal rasé, il porte des vêtements dégoutants, il est débraillé. Il est le personnage le plus effrayant au milieu d'une galerie de personnages tous abjects. Il connaît bien le coin, il y a eu jadis ses habitudes. Il connaît le bordel tenu par Zsa Zsa Gabor (elle a une scène) et le bar de Tanya (Marlène Dietrich). Il descend le Bourbon du bar à grande vitesse et espère que Tanya lui préparera son fameux chili. Pour l'occasion, Marlène Dietrich apparaît en brune, boucles d'oreille lourdes, cigarette au bec. Elle est magistrale avec son regard toujours aussi perçant, elle devine avant tout le monde le funeste destin qui attend Quinlan dans les cartes qu'elle lit négligemment.

Plus compliquée que ça, c'est pas possible. A force de changement de lieux (Vargas n'arrête pas de bouger, à pied comme en voiture), d'accumuler les personnages comme les révélations, le récit ne cesse de s'épaissir. C'est une habileté narrative magistrale. Ce récit prouve toute le système de corruption que Hank Quinlan a mis sur pied depuis des années avec la complicité de tous. Mike Vargas est le grain de sable qui menace de faire enrayer le mécanisme ainsi bâti. Plus il enquête sur l'explosion initiale, plus il comprend que Quinlan est le centre du mystère. Désormais c'est une guerre que se mènent les deux hommes, le bellâtre étranger et l'immonde américain. Quinlan met au point des coups fumeux avec l'aide de Grandi, l'ennemi de Vargas qui a arrêté son frère. Les alliances se modifient, le chantage et les mensonges sont assénés contre tous ceux qui se mettent sur la route de Quinlan. Il faut bien le reconnaître, c'est le film le plus énigmatique et crépusculaire d'Orson Welles, comme un pied de nez à Charlton Heston qui voulait ajouter le cinéaste à son palmarès.




















































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