mardi 30 mars 2021
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samedi 16 janvier 2021
Le Mépris (Jean-Luc Godard, 1963) 1/3
Le producteur Jeremy Prokosch (Jack Palance) a une manie, il triture sa cravate, comme un coq qui parade, moins subtilement, il montre ainsi sa force virile face au cinéaste Fritz Lang (Fritz Lang) et au nouveau scénariste fraîchement engagé Paul Javal (Michel Piccoli). Le Mépris c'est d'abord l'histoire du cinéma d'auteur, qui est l'auteur du film en train de se tourner en Italie, le producteur, le cinéaste ou le scénariste ? L'enjeu est de taille et la cravate phallus de Prokosch est là pour montrer que c'est lui aui a l'autorité tout autant que le pognon, il est le seul à avoir droit de vie et de mort sur le film de Fritz Lang.
Dans la salle de projection, Fritz, Paul et Prokosch, accompagnés de la traductrice (Georgia Moll) regardent les rushes. Des statues grecques que Jean-Luc Godard a pris soin de colorer. Prokosch s'en fout bien pas mal, il trouve que tout cela est nul, il jettera des bobines par terre. Il trouve ça nul sauf les naïades qui se baignent dans l'eau bleue. Il est tout excité, il tient un peu d'érotisme dans son film en costumes, dans ce qu'il imaginait être un péplum. La fille qui se baigne est nue, il en veut plus, il va l'imposer à Fritz Lang et Paul Javal. Georgia traduit tout cela aux deux autres qui écoutent avec patience.
Prokosch pense avec son sexe, et sa cravate. Puisque le film se sert de ces accessoires pour parler de l'acte de création, observons ceux des deux autres hommes. Logiquement Fritz Lang est l’œil du film, ce sera donc son monocle qui est mis en avant. Paul Javal ce sera son chapeau, il est juste au dessus de son cerveau qu'il va devoir triturer pour écrire ce scénario de Odysseus (le titre est visible sur les claps, tout comme le nom du chef opérateur du film dans le film « R. Kutard »). Fritz Lang n'a pas tourné de film depuis son dernier Mabuse, Paul Javal n'a jamais écrit de scénario pour le cinéma.
La grande histoire du Mépris c'est celle de l'oral contre l'écrit, un combat qui occupe tout le récit. C'est un débat qui ne concerne que Fritz Lang et Paul Javal. Prokosch, la seule chose qu'il sait lire, qu'il sait écrire, c'est les contrats de producteur qu'il s'amuse à signer sur le dos d'une jeune femme de la salle des rushes. L'oral, c'est la mythologie grecque transmise oralement et visuellement avec ces statues qui surplombent la mer, ces Dieux que la caméra de Raoul Coutard enrobe dans un lent panoramique sous la musique omniprésente et géniale de Georges Delerue.
D'autres que moi auraient pu mieux parler de cette musique de Georges Delerue, une véritable complainte qui est devenu depuis 1963 la marque de fabrique de Jean-Luc Godard. Il réussit le tour de force de n'utiliser que les rares mêmes notes pour l'ensemble du film. Jusqu'alors, Godard utilisait aussi de la variété et variait les mélodies pour appuyer les morceaux du film, les grands pans de l'histoire. Or pour son film le plus écrit, le plus scénarisé, le moins improvisé, cette même mélodie revient comme un lamento, avec son ouverture intensément dramatique.
Moment strictement oral, le générique d'ouverture du Mépris. La voix de Jean-Luc Godard, juste après le numéro de visa, le nom de la société de distribution Cocinor et le titre du film, en lettres rouges. Tous les noms sont donnés oralement dans un plan séquence qui suit le parcours d'une caméra. La caméra filmée effectue un travelling suivi d'un panoramique qui s'achève avec un regard caméra, littéralement. C'est un générique presque à la Sacha Guitry, il annonce un théâtre amoureux.
Le générique se termine, toujours avec la voix de Jean-Luc Godard, par une citation. Il aime les citations, on aime quand il fait des citations. La citation attribuée à André Bazin soit apocryphe, tout comme celle de Louis Lumière dans la salle de projection « il cinema è un'invanzione senza avvenire », en lettres capitales sous l'écran. On cite encore avec des affiches italiennes placardées sur les murs des studios, Hatari, Psychose entre autres, on parle des films de Fritz Lang comme de ceux de Vincente Minnelli, on projette dans une salle Voyage en Italie, toutes les idoles de Godard.
(aller à la deuxième partie du texte)
Le Mépris (Jean-Luc Godard, 1963) 2/3
On lit tout le temps dans Le Mépris. Camille Javal (Brigitte Bardot) feuillette chez elle des beaux livres où elle voit des statues érotiques mais elle utilise un livre pour cacher ses fesses quand elle bronze au large de Capri, elle lit la monographie sur Fritz Lang dans son bain et traite Paul d'être « l'âne Martin » quand lui, avec son chapeau se voit comme Dean Martin. Dans Le Mépris, les initiales BB ne désignent pas forcément Brigitte Bardot, mais aussi Bertolt Brecht, Godard s'en amuse quand il fait citer le dramaturge par Fritz Lang.
Entouré de bouquins, une grosse pile à droite la machine à écrire, Paul aimerait écrire ce scénario de l'Odyssée. « Tu ferais mieux de prendre tes idées dans ta tête plutôt que de les voler chez les autres ». Il va abandonner ce projet non sans avoir parlé longuement, dans des lourds dialogues, de Homère avec Fritz Lang dans l'escalier autour de la villa Malaparte. A vrai dire, Paul cherche à comprendre pourquoi Camille le méprise depuis la veille à travers le comportement des personnages de l'Odyssée.
« Je t'embrasse » est le seule phrase écrite par Camille qui apparaît à l'écrire. C'est l'écriture de Jean-Luc Godard. Camille a écrit une lettre d'adieu à Paul que l'on entend en voix off, elle file dans l'Alfa Romeo de Prokosch pour « partir avec lui ». Elle détestait Prokosch, elle ne voulait pas monter dans cette voiture rouge mais elle voulait quitter Paul, elle ne voulait embrasser Prokosch à la fenêtre de la ville de Capri mais elle voulait que Paul la voit. Paul ne réagit jamais, comme Homère il ne peut que lever les bras en l'air, être comme une statue.
Personne ne mange dans Le Mépris, on ne mange jamais dans les films de Jean-Luc Godard, c'est une règle immuable. Plusieurs fois le repas est retardé, annulé, proposé sans qu'il n'arrive. Aller à la villa de Prokosch, pas loin des studios, en voiture, voilà de quoi se restaurer. Paul incite Camille à monter dans la voiture rouge du producteur, elle ne voulait pas. Il insiste, elle monte, il s'y rend à pied. C'est à partir de ce moment que Camille méprise Paul mais elle ne le dit pas, elle ne l'exprime pas, il doit lui tirer les vers du nez.
Dans la longue séquence de dispute dans leur appartement de Rome, Paul essaie d'accomoder Camille, de la divertir surtout. Encore une fois, elle demande quand ils vont manger. Lui se met à sa machine à écrire, puis il lui propose d'aller rejoindre Prokosch et Fritz Lang dans un cinéma (avec une attraction avant), enfin dans la villa de Prokosch à Capri, le repas prévu est encore une fois reporté. Mais la dispute augmente avec le mensonge de Paul concernant le coup de téléphone de sa mère pour savoir si elle a mangé avec Camille.
Dans cette immense dispute en temps réel dans un film qui comprend uniquement des séquences en temps réel, tout se joue sur le cloisonnement que Camille essaie d'installer entre elle et Paul. L'appartement où ils vivent est visité de fond en comble et Jean-Luc Godard montre les séparations du couple. Cela passe par les cloisons des pièces (Camille à gauche dans le salon, Paul à droite dans la cuisine), par les positions du corps, ils sont toujours opposés, assis, debout, couché inversement et par les tenues qu'ils changent dans cette séquence.
Ce sont essentiellement les couleurs qui prennent le dessus dans les oppositions. Fauteuils rouges et bleus, chacun le sien, peignoirs rouges et blanc, mais tout cela était annoncé dans la séquence dénudée en début de film. Camille nue et Paul habillé, elle demande ce qu'il préfère chez elle. Il l'aime « totalement, tendrement, tragiquement ». Dans cette scène, les couleurs se modifient au fil de la discussion, teinte rouge pour commencer, sans teinte ensuite puis bleue. Tout était déjà annoncé, ils ne le voyaient pas, nous spectateurs si.
(aller à la troisième partie du texte)